« Il convient de répéter que l’une des réalisations essentielles de l’art gothique est la structure de la façade de la cathédrale. Même les églises les plus simples reprennent le modèle d’une façade à deux tours et contreforts qui la divisent en registres verticaux et qui projettent en avant les porches, accentuant la profondeur des ébrasements des portails. »[1]
En mars 2019, en visite à la librairie du Louvre, mon regard a été attiré par le titre d’un ouvrage consacré à l’architecture gothique : Qu’est-ce que l’architecture gothique ? Essais et par le nom mis en avant : Arnaud Timbert[2].
Cet auteur est connu du grand public notamment pour sa participation au documentaire Les cathédrales dévoilées diffusé sur Arte[3].
La quatrième de couverture résume le propos et l’ambition de l’ouvrage :
« Les essais rassemblés dans ce volume offrent des réponses inédites à cette question [qu’est-ce que l’architecture gothique ?]. Le singulier employé pour la formuler est volontaire. Il n’occulte pas la réalité d’une multiplicité d’architectures gothiques résultant de la longévité de son expression (XIIe-XVIe s.), de la mutation constante des formes et des techniques comme de la disparité des foyers culturels, des milieux géographiques, des structures sociales et des rythmes historiques.
Au contraire, l’ambition de la question ainsi formulée est celle du croisement. En sollicitant, pour y répondre, un panel de spécialistes investiguant les gothiques des quatre pôles du domaine européen, il s’agit de permettre aux lecteurs d’identifier les lieux communs et de laisser apparaître les permanences gothiques à travers les âges et les milieux.
Ce volume propose ainsi des interprétations, soulève des hypothèses et suggère de nouvelles visions. »
J’ai acheté le livre et l’ai lu. Il s’agit d’un recueil des communications faites lors d’un colloque tenu au Centre International du Vitrail à Chartes en 2015, regroupant une quinzaine de contributeurs, dont Stephen Murray, Xavier Barral I Altet, Arnaud Timbert lui-même entre autres[4].
La première lecture m’a laissé en quelque sorte dubitatif et intéressé à la fois. J’ai repris l’ouvrage en ces moments où la lecture est facilitée, pour ainsi dire. J’ai mieux compris mon trouble.
Ce qui m’avait attiré au premier regard tient à la façon dont, il y a un an, j’avais perçu le titre : une sorte de provocation stimulante, de remise en cause d’un schème de l’histoire de l’art, la périodisation et tout l’appareil idéologique, pour ainsi dire, qui l’accompagne. Ce sujet n’est pas nouveau, ce que rappelle d’ailleurs Thomas Flum dans l’ouvrage[5]. La périodisation est une abstraction comparable aux méridiens qui ne divisent la planète que sur une mappemonde, selon une métaphore empruntée à Gustav Droysen (1808-1884) et citée par Flum[6].
Si j’ai mis en exergue une citation de la communication de Xavier Barral I Altet, immense historien de l’art médiéval, c’est qu’il s’agit d’une affirmation largement partagée a priori et convenue : la façade dite harmonique aurait été une des grandes affaires de l’époque. Ce n’est évidemment pas un hasard si le portail royal de Chartres et toute la façade qui l’abrite, sont pris en exemple, lors d’un colloque tenu à quelques mètres.
Certes, cette phrase isolée n’est pas au cœur du propos de l’auteur dans sa communication. Mais elle est révélatrice de la part d’un historien particulièrement respecté qui réaffirme « une évidence » qu’il « convient de répéter« .
Il n’est pas le seul d’ailleurs qui affirme vigoureusement son point de vue. Dans sa communication concernant le gothique castillan, Eduardo Carrero Santamaria écrit : « Dans une perspective stylistique, rien ne laisse voir les liens de parenté de la sculpture de Burgos avec les ateliers allemands »[7] et plus loin « De mon point de vue, rien ne permet de lier la sculpture de Burgos avec la sculpture allemande et encore moins de transférer ces questions à l’architecture » [8]. L’auteur insiste, manifestant son désaccord avec certains de ses confrères qui ont précisément émis cette hypothèse[9].
On notera que l’un comme l’autre utilisent un procédé rhétorique autour de la répétition : l’un en se contentant de la locution « il convient de répéter », l’autre par la répétition effective – mais pourquoi conviendrait-il de le répéter si l’argument est communément admis ?
Ce que je veux exprimer est un truisme : aucune pratique scientifique sérieuse ne peut prétendre à la « tabula rasa » et c’est le fantasme qui a sottement traversé mon esprit en achetant le livre et qui nécessairement a été déçu. J’espérais une réflexion méthodologique novatrice dans un contexte devenu manifestement changeant et parcouru de légitimes questionnements ; comme l’ont fait Frédéric Elsig pour la peinture du début du XVIe siècle, réaffirmant avec force le rôle décrié du Connoisseurship[10] ou Jean Wirth, pour la sculpture du XIIIe siècle, dans des textes qui ont eu le mérite d’ouvrir le débat[11].
On en revient donc à « l’épistémè » de Foucault : les conditions d’un discours sur l’architecture gothique, sa définition non seulement linguistique, formelle ou historique, sociale et intellectuelle, entre autres, dépendent de ce que le locuteur non seulement considère dans son champ immédiat comme intangible maintenant, de son savoir aujourd’hui, mais aussi de sa capacité d’accepter le dépasser ou de le vouloir, bref d’envisager différemment le sujet dans la même temporalité du présent des savoirs, de ses savoirs. A priori, c’est exactement ce que promeut Arnaud Timbert, dont on sait l’importance qu’il accorde à l’archéologie du bâti, considérée comme une approche alternative sinon novatrice.
Reste le propos et la finalité du discours, même si la finalité du savoir ne devrait sans doute viser que le savoir lui-même.
Or, au fond, sous couvert de novation supposée, ni Barral I Altet, ni Carrero Santa Maria, ne renouvellent l’approche. En revanche, la communication de Nicolas Reveyron est plus féconde ; d’abord l’auteur répond à la question en la contournant « De quoi le gothique est-il le nom »[12]; ensuite en faisant un détour par le japon, il pose clairement la question de l’herméneutique de l’art dont il rappelle malicieusement qu’elle est « souvent suspectée d’être une rêverie infra-scientifique et infondée »[13]. Reveyron emboite les pas de Michel Foucault et interroge les « apories de la recherche », selon ces propres mots. C’est avec non moins de malice par exemple, qu’il évoque la cathédrale de Bourges, rappelant incidemment le travail de Jean Bony[14], soulignant ainsi à quelques pages de distances, qu’il serait prudent de réfléchir à ce qu’il « convient de répéter » en ne considérant que le cas de Chartres et les édifices qui en dépendraient (Amiens, Reims, …).
A la fin de l’ouvrage, Bruno Phalip[15], formule des conclusions, dans lesquelles je perçois au fond, une forme d’embarras proche du mien et résumées par la phrase qui clôt le livre : « Nous ne pouvons pas nous isoler dans un système où ne se meuvent que quelques spécialistes enfermés dans leurs certitudes »[16].
Plus précisément, il observe que « les visions venant d’Angleterre semblent manquer »[17]. En effet on cherchera en vain une évocation précise du « gothique » d’outre-manche dans toute ses dimensions, historiques, esthétiques et littéraires et bien sûr formelles. On pourrait du reste en dire de même pour l’Italie ou la Catalogne. Il épingle également l’objet trop restreint des communications, centrées sur les « grandes cathédrales ». Il écrit « Le modestie, l’essai, une multitude de chantiers, les temps de l’apprentissage, les semis d’églises paroissiales et prieurés importent autant que la cathédrale … »[18], toutes constructions auxquelles j’ajouterais la constellation de monastères parfois gigantesques (cisterciens notamment) et les constructions militaires et civiles, des plus modestes au plus prestigieuses.
Or, l’absence du domaine anglais, autant que des abbatiales, nous ramène une nouvelle fois à la façade harmonique, peu courante outre-manche et absente des monastères cisterciens, et aux évidences supposées sur lesquelles je n’insiste plus.

Salisbury, façade occidentale, photo de l’auteur – Le domaine anglais est globalement absent du livre
Finalement, Bruno Phalip porte une forme d’estocade à l’entreprise : « Réunir les travaux, cela n’est pas exactement travailler en commun et accoler des pensées, cela ne revient pas à penser en commun »[19].
Difficile de mieux dire. Le livre ne répond pas globalement à la question posée par son titre. Il apparait en effet comme une suite de points de vue personnels centrés sur des grands édifices emblématiques, et qui plus est sur un périmètre géographique restreint, qui ne nous éclairent vraiment ni sur le sens de ces œuvres – hier comme aujourd’hui – ni, surtout, sur les hommes qui les ont construits et leurs pensées.
La conclusion appartient à Jean-Baptiste Lassus, cité par N. Reveyron « … nous conservons l’expression d’architecture gothique, dont le principal mérite est de n’avoir aucun sens, tout en servant pour tous à désigner l’architecture qui a régné pendant une certaine époque du Moyen-Age »[20] ; une phrase plus que centenaire qui souligne, par son ironie involontaire, la vanité du questionnement de l’ouvrage.
[1] Xavier Barral I Altet – La cathédrale de Chartres, exemple emblématique des incertitudes de la discipline p : 45-46 dans Qu’est-ce que l’architecture gothique
[2] Qu’est-ce que l’architecture gothique ? Essais, Arnaud Timbert (dir.), Presses universitaires du Septentrion, 2018
[3] 2010; voir le site de Arte
[4] Les contributeurs sont : Xavier Barral i Altet, Klára Benešovská, Eduardo Carrero SantamarÍa, Patrice Ceccarini, Thomas Flum, Christian Freigang, Lindy Grant, Nishida Masatsugu, Stephen Murray, Bruno Phalip, Nicolas Reveyron, Arnaud Timbert
[5] Thomas Flum, Le gothique tardif et la visibilité des époques, op cité, p : 53-68
[6] op cité, p : 56
[7] op cité, p : 87
[8] op cité, p : 89
[9] G Donath par exemple cité par l’auteur
[10] Frédéric Elsig, Connoisseurship et histoire de l’art – Considérations méthodologiques sur la peinture des XVe et XVIe siècles, Droz, 2019
[11] Jean Wirth, La datation de la sculpture médiévale, Droz 2004 et aussi dans une certaine mesure La sculpture de la cathédrale de Reims et sa place dans l’art du XIIIe siècle, Droz, 2017, ce dernier texte prenant des positions fortement débattues – datation haute de la sculpture rémoise.
[12] Nicolas Reveyron, De quoi le gothique est-il le nom?, op cité, p: 91-107
[13] op cité, p : 100
[14] Jean Bony, The resistance to Chartres in early thirteenth-century architecture 1957-58
[15] Bruno Phalip , Postface, de nouvelles terres gothiques ou l’expérience du pluriel, op cité, p : 233-242
[16] op cité, p : 242
[17] op cité, p : 235
[18] op cité, p : 241
[19] op cité, p : 242
[20] op cité, p : 98


