Le musée d’art moderne de la ville propose en même temps deux rétrospectives l’une, en forme de « réhabilitation », consacrée à Bernard Buffet et l’autre à Carl André. Les deux artistes partagent la forte identité de leur style respectif, puisque leurs œuvres sont immédiatement reconnaissables. Mais le rapprochement s’arrête là.
Les deux expositions s’organisent suivant un parti chronologique – on sait ce que j’ai tendance à penser de ce choix. Pour Buffet, les commissaires on fait l’effort d’expliquer les œuvres, leur style et leur enjeu et, en tant qu’exposition, l’ensemble est convainquant et réussi, sans tomber dans l’évocation des mondanités des années 50 – pourtant facile concernant Buffet. Les explications sont plus limitées pour Carl André, mais on nous fait grâce là aussi de discours trop pédants et mondains – ce qui me rassure : ce n’est donc pas une fatalité à Paris en 2016-2017, quand on expose l’art moderne et contemporain.
Je ne vais pas m’étendre particulièrement sur chaque exposition. J’ai perçu une vertu pédagogique à les voir ensemble : l’un est un artiste, Carl André, l’autre un artisan, Bernard Buffet.
Buffet est un technicien virtuose dont l’œuvre très graphique et quasi inexpressive est entrée en résonance avec l’art (?) et un certain esprit de l’immédiat après guerre. Les pièces de la fin des années 40 et du début 50 révèlent une technique parfaite, mais au fond très scolaire, ce qui est raccord avec le très jeune âge de l’artiste à l’époque. Ce n’est pas que l’œuvre n’exprime rien, ce qui est le cas à mes yeux, mais davantage qu’elle est vide : sa passion du Christ, directement inspirée de précédents notamment médiévaux, passe à côté du sujet par manque d’empathie et de souffle, dont les personnages sont des pantins absents vêtus de slips ridicules. Ses portraits d’hommes nus dans des toilettes sont aussi peu subversifs que possible, car étrangement dépourvus de tout caractère vivant, sexuel, intelligible autrement qu’une forme posée sur un fond de lignes construites où traînent des objets du quotidien. Les Horreurs de la guerre, là encore « inspirée » d’œuvres fameuses est une juxtaposition de corps suppliciés, mais si absolument inexpressifs et si trivialement figuratifs qu’ils semblent eux même étrangers au tableau. L’ange de la mort emprunte sa forme au Douanier Rousseau en le vidant de toute substance. L’œuvre qui résume le mieux le non-art de Buffet est sa reprise du fameux tableau saphique de Courbet, Le Sommeil (1866) : on reconnaît exactement la scène; Buffet a substitué au réalisme ambigu, provoquant et explicite de Courbet, son style dur et graphique, moyennant quoi l’œuvre est dépossédée de tout ce qui en fait une œuvre d’art : l’ambiguïté du sujet, sa force érotique, le trouble des chairs… heureusement qu’on nous épargne l’Origine du Monde, traitée ainsi ! C’est une caricature de journal du soir, au mieux involontairement drôle, au pire, pathétique. Buffet est un faiseur; un bon technicien qui caresse la surface sans jamais entrer dans le fond, sauf fugacement peut-être, rares lueurs trop faibles pour constituer une œuvre. À mes yeux Buffet reste dans son purgatoire, phénomène de mode à l’ego surdimensionné, qui n’a pas même le sens du décor, ce qu’on trouve au moins chez Twombly, par exemple.
Carl André est l’exact inverse de Buffet : pas de technique virtuose; pas de reprise des maîtres. Il emploie des matériaux sans valeur récupérés parfois sur des chantiers à proximité des expositions, plus souvent achetés, matériaux standards et industriels. Mais il invente une forme de sculpture performative horizontale, qui bouleverse la vision traditionnelle d’une œuvre sculptée et oblige à repenser notre rapport à la fois à l’espace et à la sculpture. Son œuvre emblématique présente dans l’exposition est sans doute 46 Roaring Forties, composée de 46 plaques métalliques couleur rouille, initialement posées sur le sol de marbre blanc du Pallacio Velasquez à Madrid. Pour l’artiste, elle évoque les quarantièmes rugissants, en raison de sa taille. Elle nous ramène surtout à l’idée de la « route », du chemin qui structure un lieu sans même que l’on en ait conscience, d’autant moins que le visiteur marche sur la pièce comme si elle n’existait pas en tant qu’œuvre. On comprend l’étrange sentiment qu’il éprouve, mélange de sacré, de transgression, d’incrédulité. Il ne s’agit que de plaques d’aciers, mais elles tracent une voie dans l’espace et dans l’esprit.
Cette phrase-ci, certes très marketing de Carl André, est un bon résumé de sa pratique et de ce que j’attends d’une œuvre : être suffisamment ouverte pour laisser l’imagination y vagabonder et se nourrir :
« Ce qui est la part la plus difficile et la plus pénible de mon travail, c’est de vider mon esprit, de le débarrasser de tout ce fardeau de signifiants que j’ai absorbés à travers la culture, des choses qui semblent avoir un rapport avec l’art, mais qui, en fait, n’en ont aucun. » Entretien avec Phyllis Tuchman, Artforum, 1970.
Une phrase inconcevable dans la bouche de Buffet : en somme, tout est dit !