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A propos d’un questionnement sur l’architecture gothique et de l’ouvrage qui va avec

« Il convient de répéter que l’une des réalisations essentielles de l’art gothique est la structure de la façade de la cathédrale. Même les églises les plus simples reprennent le modèle d’une façade à deux tours et contreforts qui la divisent en registres verticaux et qui projettent en avant les porches, accentuant la profondeur des ébrasements des portails. »[1]

En mars 2019, en visite à la librairie du Louvre, mon regard a été attiré par le titre d’un ouvrage consacré à l’architecture gothique : Qu’est-ce que l’architecture gothique ? Essais et par le nom mis en avant : Arnaud Timbert[2].

Cet auteur est connu du grand public notamment pour sa participation au documentaire Les cathédrales dévoilées diffusé sur Arte[3].

La quatrième de couverture résume le propos et l’ambition de l’ouvrage :

« Les essais rassemblés dans ce volume offrent des réponses inédites à cette question [qu’est-ce que l’architecture gothique ?]. Le singulier employé pour la formuler est volontaire. Il n’occulte pas la réalité d’une multiplicité d’architectures gothiques résultant de la longévité de son expression (XIIe-XVIe s.), de la mutation constante des formes et des techniques comme de la disparité des foyers culturels, des milieux géographiques, des structures sociales et des rythmes historiques.
Au contraire, l’ambition de la question ainsi formulée est celle du croisement. En sollicitant, pour y répondre, un panel de spécialistes investiguant les gothiques des quatre pôles du domaine européen, il s’agit de permettre aux lecteurs d’identifier les lieux communs et de laisser apparaître les permanences gothiques à travers les âges et les milieux.
Ce volume propose ainsi des interprétations, soulève des hypothèses et suggère de nouvelles visions. »

J’ai acheté le livre et l’ai lu. Il s’agit d’un recueil des communications faites lors d’un colloque tenu au Centre International du Vitrail à Chartes en 2015, regroupant une quinzaine de contributeurs, dont Stephen Murray, Xavier Barral I Altet, Arnaud Timbert lui-même entre autres[4].

La première lecture m’a laissé en quelque sorte dubitatif et intéressé à la fois. J’ai repris l’ouvrage en ces moments où la lecture est facilitée, pour ainsi dire. J’ai mieux compris mon trouble.

Ce qui m’avait attiré au premier regard tient à la façon dont, il y a un an, j’avais perçu le titre : une sorte de provocation stimulante, de remise en cause d’un schème de l’histoire de l’art, la périodisation et tout l’appareil idéologique, pour ainsi dire, qui l’accompagne. Ce sujet n’est pas nouveau, ce que rappelle d’ailleurs Thomas Flum dans l’ouvrage[5]. La périodisation est une abstraction comparable aux méridiens qui ne divisent la planète que sur une mappemonde, selon une métaphore empruntée à Gustav Droysen (1808-1884) et citée par Flum[6].

Si j’ai mis en exergue une citation de la communication de Xavier Barral I Altet, immense historien de l’art médiéval, c’est qu’il s’agit d’une affirmation largement partagée a priori et convenue : la façade dite harmonique aurait été une des grandes affaires de l’époque. Ce n’est évidemment pas un hasard si le portail royal de Chartres et toute la façade qui l’abrite, sont pris en exemple, lors d’un colloque tenu à quelques mètres. 

Certes, cette phrase isolée n’est pas au cœur du propos de l’auteur dans sa communication. Mais elle est révélatrice de la part d’un historien particulièrement respecté qui réaffirme « une évidence » qu’il « convient de répéter« .

Il n’est pas le seul d’ailleurs qui affirme vigoureusement son point de vue. Dans sa communication concernant le gothique castillan, Eduardo Carrero Santamaria écrit : « Dans une perspective stylistique, rien ne laisse voir les liens de parenté de la sculpture de Burgos avec les ateliers allemands »[7] et plus loin « De mon point de vue, rien ne permet de lier la sculpture de Burgos avec la sculpture allemande et encore moins de transférer ces questions à l’architecture » [8]. L’auteur insiste, manifestant son désaccord avec certains de ses confrères qui ont précisément émis cette hypothèse[9].

On notera que l’un comme l’autre utilisent un procédé rhétorique autour de la répétition : l’un en se contentant de la locution « il convient de répéter », l’autre par la répétition effective – mais pourquoi conviendrait-il de le répéter si l’argument est communément admis ?

Ce que je veux exprimer est un truisme : aucune pratique scientifique sérieuse ne peut prétendre à la « tabula rasa » et c’est le fantasme qui a sottement traversé mon esprit en achetant le livre et qui nécessairement a été déçu. J’espérais une réflexion méthodologique novatrice dans un contexte devenu manifestement changeant et parcouru de légitimes questionnements ; comme l’ont fait Frédéric Elsig pour la peinture du début du XVIe siècle, réaffirmant avec force le rôle décrié du Connoisseurship[10] ou Jean Wirth, pour la sculpture du XIIIe siècle, dans des textes qui ont eu le mérite d’ouvrir le débat[11].

On en revient donc à « l’épistémè » de Foucault : les conditions d’un discours sur l’architecture gothique, sa définition non seulement linguistique, formelle ou historique, sociale et intellectuelle, entre autres, dépendent de ce que le locuteur non seulement considère dans son champ immédiat comme intangible maintenant, de son savoir aujourd’hui, mais aussi de sa capacité d’accepter le dépasser ou de le vouloir, bref d’envisager différemment le sujet dans la même temporalité du présent des savoirs, de ses savoirs. A priori, c’est exactement ce que promeut Arnaud Timbert, dont on sait l’importance qu’il accorde à l’archéologie du bâti, considérée comme une approche alternative sinon novatrice. 

Reste le propos et la finalité du discours, même si la finalité du savoir ne devrait sans doute viser que le savoir lui-même.

Or, au fond, sous couvert de novation supposée, ni Barral I Altet, ni Carrero Santa Maria, ne renouvellent l’approche. En revanche, la communication de Nicolas Reveyron est plus féconde ; d’abord l’auteur répond à la question en la contournant « De quoi le gothique est-il le nom »[12]; ensuite en faisant un détour par le japon, il pose clairement la question de l’herméneutique de l’art dont il rappelle malicieusement qu’elle est « souvent suspectée d’être une rêverie infra-scientifique et infondée »[13]. Reveyron emboite les pas de Michel Foucault et interroge les « apories de la recherche », selon ces propres mots. C’est avec non moins de malice par exemple, qu’il évoque la cathédrale de Bourges, rappelant incidemment le travail de Jean Bony[14], soulignant ainsi à quelques pages de distances, qu’il serait prudent de réfléchir à ce qu’il « convient de répéter » en ne considérant que le cas de Chartres et les édifices qui en dépendraient (Amiens, Reims, …).

A la fin de l’ouvrage, Bruno Phalip[15], formule des conclusions, dans lesquelles je perçois au fond, une forme d’embarras proche du mien et résumées par la phrase qui clôt le livre : « Nous ne pouvons pas nous isoler dans un système où ne se meuvent que quelques spécialistes enfermés dans leurs certitudes »[16].

Plus précisément, il observe que « les visions venant d’Angleterre semblent manquer »[17]. En effet on cherchera en vain une évocation précise du « gothique » d’outre-manche dans toute ses dimensions, historiques, esthétiques et littéraires et bien sûr formelles. On pourrait du reste en dire de même pour l’Italie ou la Catalogne. Il épingle également l’objet trop restreint des communications, centrées sur les « grandes cathédrales ». Il écrit « Le modestie, l’essai, une multitude de chantiers, les temps de l’apprentissage, les semis d’églises paroissiales et prieurés importent autant que la cathédrale … »[18], toutes constructions auxquelles j’ajouterais la constellation de monastères parfois gigantesques (cisterciens notamment) et les constructions militaires et civiles, des plus modestes au plus prestigieuses.

Or, l’absence du domaine anglais, autant que des abbatiales, nous ramène une nouvelle fois à la façade harmonique, peu courante outre-manche et absente des monastères cisterciens, et aux évidences supposées sur lesquelles je n’insiste plus.

Salisbury, façade occidentale

Salisbury, façade occidentale, photo de l’auteur – Le domaine anglais est globalement absent du livre

Finalement, Bruno Phalip porte une forme d’estocade à l’entreprise : « Réunir les travaux, cela n’est pas exactement travailler en commun et accoler des pensées, cela ne revient pas à penser en commun »[19].

Difficile de mieux dire. Le livre ne répond pas globalement à la question posée par son titre. Il apparait en effet comme une suite de points de vue personnels centrés sur des grands édifices emblématiques, et qui plus est sur un périmètre géographique restreint, qui ne nous éclairent vraiment ni sur le sens de ces œuvres – hier comme aujourd’hui – ni, surtout, sur les hommes qui les ont construits et leurs pensées.

La conclusion appartient à Jean-Baptiste Lassus, cité par N. Reveyron « … nous conservons l’expression d’architecture gothique, dont le principal mérite est de n’avoir aucun sens, tout en servant pour tous à désigner l’architecture qui a régné pendant une certaine époque du Moyen-Age »[20] ; une phrase plus que centenaire qui souligne, par son ironie involontaire, la vanité du questionnement de l’ouvrage.

 

 

[1] Xavier Barral I Altet – La cathédrale de Chartres, exemple emblématique des incertitudes de la discipline p : 45-46 dans Qu’est-ce que l’architecture gothique

[2] Qu’est-ce que l’architecture gothique ? Essais, Arnaud Timbert (dir.), Presses universitaires du Septentrion, 2018

[3] 2010; voir le site de Arte

[4] Les contributeurs sont : Xavier Barral i Altet, Klára Benešovská, Eduardo Carrero SantamarÍa, Patrice Ceccarini, Thomas Flum, Christian Freigang, Lindy Grant, Nishida Masatsugu, Stephen Murray, Bruno Phalip, Nicolas Reveyron, Arnaud Timbert

[5] Thomas Flum, Le gothique tardif et la visibilité des époques, op cité, p : 53-68

[6] op cité, p : 56

[7] op cité, p : 87

[8] op cité, p : 89

[9] G Donath par exemple cité par l’auteur

[10] Frédéric Elsig, Connoisseurship et histoire de l’art – Considérations méthodologiques sur la peinture des XVe et XVIe siècles, Droz, 2019

[11] Jean Wirth, La datation de la sculpture médiévale, Droz 2004 et aussi dans une certaine mesure La sculpture de la cathédrale de Reims et sa place dans l’art du XIIIe siècle, Droz, 2017, ce dernier texte prenant des positions fortement débattues – datation haute de la sculpture rémoise.

[12] Nicolas Reveyron, De quoi le gothique est-il le nom?, op cité, p: 91-107

[13] op cité, p : 100

[14] Jean Bony, The resistance to Chartres in early thirteenth-century architecture 1957-58

[15] Bruno Phalip , Postface, de nouvelles terres gothiques ou l’expérience du pluriel, op cité, p : 233-242

[16] op cité, p : 242

[17] op cité, p : 235

[18] op cité, p : 241

[19] op cité, p : 242

[20] op cité, p : 98

 

 

 

 

Rauschenberg à la Tate Modern

Depuis le 1er décembre 2016 et jusqu’au 2 avril 2017, la Tate Moderne de Londres organise une exposition consacrée à Robert Rauschenberg 1. Il s’agit de la première grande rétrospective consacrée à l’artiste depuis sa mort en 2008.

L’exposition est organisée chronologiquement (certes, pourrais-je ajouter), mais en concentrant le propos dans chaque salle sur une technique particulière ou une approche spécifique. Dans la première salle, sont présentées les premières expérimentations de l’artiste, puis, dans les salles suivantes, ses « Red Paintings », ses « combines » où il applique des objets à la toile, et ainsi de suite, les « silkscreens », les performances, le goût pour une certaine technologie à la fin des années 60, l’abstraction, les voyages et l’engagement plus politique, pourrait-on dire, via la « Rauschenberg Overseas Culture » (ROC, active de 1984 à 1990) où l’artiste prétend créer des dialogues avec d’autres artistes dans des pays souvent sous dictature (Chine, Cuba, URSS, Venezuela…), l’usage du métal et enfin les dernières pièces où Rauschenberg a largement recours à la photographie.

Des pièces d’archives et des esquisses viennent compléter le parcours et un booklet illustré, gratuitement disponible, reprend les textes de l’exposition, où les commissaires tissent intelligemment le fil qui lie chaque période et chaque expérience plastique.

Rauschenberg a su garder longtemps des liens avec certains des artistes qu’il a côtoyés au Black Mountain College au début des années 50 et particulièrement Merce Cunningham pour qui il conçoit des décors et des costumes. Il a entretenu dans les années 50 un lien artistique avec Jasper Johns. Il est resté en contact avec le monde qui l’entourait, renouvelant ses supports et techniques, croyant un temps à la possibilité de l’emploi d’une certaine technologie dans l’art fondant avec Whitman, entre autres, la fondation « Experiments in Art and Technology »(E.A.T.) à la fin des années 60. La fondation a mis en lien prêt de 2000 artistes et 2000 ingénieurs à travers le monde.

En d’autres termes, Rauschenberg a peu travaillé dans une solitude solaire et son travail reflète ce goût pour une certaine générosité collective et, pour ainsi dire, sociale et politique, qui, au-delà du théâtre de l’art, de ses conflits et intérêts, rayonne toujours. Et c’est cette générosité que j’ai éprouvée : Rauschenberg cherche, trébuche parfois, mais se donne et le résultat est souvent fascinant : les combines, par exemple, comme Monogram, 1955-1959 présentées en 2006 au Pompidou et présent ici.

On l’aura compris, j’aime ce travail et l’exposition est magnifique (sans parler du catalogue).

Évidemment la tentation est bien forte d’établir un lien avec l’exposition Cy Twombly au Pompidou, et enfoncer un clou de plus dans son cercueil déjà bien fermé à mes yeux ! Je dirai simplement qu’à Londres, Rauschenberg n’est pas mis au placard, y compris dans sa relation avec Twombly (salle 1, je cite « In 1951 Rauschenberg began a relationship with artist Cy Twombly )»; que son travail est mis en perspective avec la scène artistique de l’époque, expliqué et documenté. On sent un propos.

Direction la Tate pour les commissaires français ? On pose ses Paris Match, Voici et Gala ? Manque de « moyens » ? Poor guys ! Ou les expositions reflètent-elles ce qu’on pense des deux artistes dans chaque institution ? Alors, pauvre Twombly !

Bernard Buffet et Carl André au Musée d’art moderne de la ville

Le musée d’art moderne de la ville propose en même temps deux rétrospectives l’une, en forme de « réhabilitation », consacrée à Bernard Buffet et l’autre à Carl André. Les deux artistes partagent la forte identité de leur style respectif, puisque leurs œuvres sont immédiatement reconnaissables. Mais le rapprochement s’arrête là.

Les deux expositions s’organisent suivant un parti chronologique – on sait ce que j’ai tendance à penser de ce choix. Pour Buffet, les commissaires on fait l’effort d’expliquer les œuvres, leur style et leur enjeu et, en tant qu’exposition, l’ensemble est convainquant et réussi, sans tomber dans l’évocation des mondanités des années 50 – pourtant facile concernant Buffet. Les explications sont plus limitées pour Carl André, mais on nous fait grâce là aussi de discours trop pédants et mondains – ce qui me rassure : ce n’est donc pas une fatalité à Paris en 2016-2017, quand on expose l’art moderne et contemporain.

Je ne vais pas m’étendre particulièrement sur chaque exposition. J’ai perçu une vertu pédagogique à les voir ensemble : l’un est un artiste, Carl André, l’autre un artisan, Bernard Buffet.

Buffet est un technicien virtuose dont l’œuvre très graphique et quasi inexpressive est entrée en résonance avec l’art (?) et un certain esprit de l’immédiat après guerre. Les pièces de la fin des années 40 et du début 50 révèlent une technique parfaite, mais au fond très scolaire, ce qui est raccord avec le très jeune âge de l’artiste à l’époque. Ce n’est pas que l’œuvre n’exprime rien, ce qui est le cas à mes yeux, mais davantage qu’elle est vide : sa passion du Christ, directement inspirée de précédents notamment médiévaux, passe à côté du sujet par manque d’empathie et de souffle, dont les personnages sont des pantins absents vêtus de slips ridicules. Ses portraits d’hommes nus dans des toilettes sont aussi peu subversifs que possible, car étrangement dépourvus de tout caractère vivant, sexuel, intelligible autrement qu’une forme posée sur un fond de lignes construites où traînent des objets du quotidien. Les Horreurs de la guerre, là encore « inspirée » d’œuvres fameuses est une juxtaposition de corps suppliciés, mais si absolument inexpressifs et si trivialement figuratifs qu’ils semblent eux même étrangers au tableau. L’ange de la mort emprunte sa forme au Douanier Rousseau en le vidant de toute substance. L’œuvre qui résume le mieux le non-art de Buffet est sa reprise du fameux tableau saphique de Courbet, Le Sommeil (1866) : on reconnaît exactement la scène; Buffet a substitué au réalisme ambigu, provoquant et explicite de Courbet, son style dur et graphique, moyennant quoi l’œuvre est dépossédée de tout ce qui en fait une œuvre d’art : l’ambiguïté du sujet, sa force érotique, le trouble des chairs… heureusement qu’on nous épargne l’Origine du Monde, traitée ainsi ! C’est une caricature de journal du soir, au mieux involontairement drôle, au pire, pathétique. Buffet est un faiseur; un bon technicien qui caresse la surface sans jamais entrer dans le fond, sauf fugacement peut-être, rares lueurs trop faibles pour constituer une œuvre. À mes yeux Buffet reste dans son purgatoire, phénomène de mode à l’ego surdimensionné, qui n’a pas même le sens du décor, ce qu’on trouve au moins chez Twombly, par exemple.

Carl André est l’exact inverse de Buffet : pas de technique virtuose; pas de reprise des maîtres. Il emploie des matériaux sans valeur récupérés parfois sur des chantiers à proximité des expositions, plus souvent achetés, matériaux standards et industriels. Mais il invente une forme de sculpture performative horizontale, qui bouleverse la vision traditionnelle d’une œuvre sculptée et oblige à repenser notre rapport à la fois à l’espace et à la sculpture. Son œuvre emblématique présente dans l’exposition est sans doute 46 Roaring Forties, composée de 46 plaques métalliques couleur rouille, initialement posées sur le sol de marbre blanc du Pallacio Velasquez à Madrid. Pour l’artiste, elle évoque les quarantièmes rugissants, en raison de sa taille. Elle nous ramène surtout à l’idée de la « route », du chemin qui structure un lieu sans même que l’on en ait conscience, d’autant moins que le visiteur marche sur la pièce comme si elle n’existait pas en tant qu’œuvre. On comprend l’étrange sentiment qu’il éprouve, mélange de sacré, de transgression, d’incrédulité. Il ne s’agit que de plaques d’aciers, mais elles tracent une voie dans l’espace et dans l’esprit.

Cette phrase-ci, certes très marketing de Carl André, est un bon résumé de sa pratique et de ce que j’attends d’une œuvre : être suffisamment ouverte pour laisser l’imagination y vagabonder et se nourrir :

« Ce qui est la part la plus difficile et la plus pénible de mon travail, c’est de vider mon esprit, de le débarrasser de tout ce fardeau de signifiants que j’ai absorbés à travers la culture, des choses qui semblent avoir un rapport avec l’art, mais qui, en fait, n’en ont aucun. » Entretien avec Phyllis Tuchman, Artforum, 1970.

Une phrase inconcevable dans la bouche de Buffet : en somme, tout est dit !

Cy Twombly

Le Pompidou présente une retrospective monographique dédiée à Cy Twombly. Les curateurs ont fait le choix d’une présentation chronologique des oeuvres, organisée, selon eux, autour de trois temps forts, Nine Discourses on Commodus (1963), Fifty Days at Iliam (1978) et Coronation of Sesostris (2000). Toutefois les sculptures et photographies sont traitées à part. Quelques rares documents sont présentés à la fin.

Choisir une présentation chronologique, c’est choisir d’éclairer l’oeuvre par son histoire, son déroulement; c’est raconter l’histoire de l’artiste au public qui vient . Voici l’histoire racontée par les panneaux dans l’exposition – en italique le texte est sité:

Twombly fait preuve dès les années 50 d’une maturité précoce. Il sort du Black Mountain College où il côtoie la fine fleur de l’avant-garde américaine. Il part à 24 ans avec Rauschenberg en Europe et Afrique du Nord, en revient en 53 et réalise rapidement ses toiles blanches couvertes d’écritures – et non de Graffiti, puisqu’il n’aimait pas le mot, nous dit-on. D’emblée il s’agit d’oeuvres d’exceptions. Mais Léo Castelli refuse pourtant de les exposer.

En 57, Twombly retourne en Italie pour retrouver une amie, Betty Stokes et lui fait cadeau d’une série de huit dessins à la craie. Il s’agit encore d’oeuvres d’exception.

Il épouse en 59 Luisa Tatiana Franchetti et s’installe à Rome dans un quartier d’intellectuels et change de technique abandonnant la peinture industrielle, fluide et visqueuse, au profit de la peinture à l’huile en tube.

Il peint entre 60 et 62 des peintures charnelles, qui conservent la mémoire sensuelle des chaudes nuits romaines.

En 1963, il consacre un cycle à l’empereur Commode en échos à l’assassinat de Kennedy (?). L’oeuvre montrée à New York chez Castelli, est éreintée par la critique et sera vendue à un industriel Italien puis au Guggenheim Bilbao.

Après Eros, Twombly se consacre à Thanatos, notamment avec Achilles Mourning the Death of Patroclus, Vengeance of Achilles et le triptyque Ilium possédé un temps par Pinault.

En 66 en réaction (?) aux tendances minimales et conceptuelles qui émergent aux Etats Unis dans les années 60, Twombly entame une nouvelle séquence de peintures remarquables par leur austérité. Il expose à Turin puis chez Castelli et échange une oeuvre de cette série avec Warhol

Pendant toutes ces années ils réalisent des sculptures, assemblages et hybridations, badigeonnées de blanc. « La peinture blanche est mon marbre », déclare-t-il dans une interview.

Il pratique aussi la photographie. Le format carré du Polaroïd lui permet de développer sa propre identité photographique. Ses clichés rappellent les lieux où il vécut, son goût pour la sculpture, les fleurs et les végétaux.

En 75 il acquiert une nouvelle maison à Rome. Il lit Homère et entame le cycle des dix toiles de Fifty Days at Iliam, le A remplaçant le u d’Ilium en référence à Achille, héros clé d’oeuvres de 1962. L’oeuvre n’est à nouveau visible que depuis 1989, grâce à son acquisition par le Philadelphia Museum of Art. C’est sa première présentation en Europe.

Il entreprend le vaste cycle Coronation of Sesostris, où s’entremêlent par fragments les références à Sésostris Ier, aux poètes antiques Sappho et Alcman ainsi qu’à la poétesse contemporaine Patricia Waters.

Enfin au milieu des années 2000, il reprend une série consacrée à Bacchus, en lien (?) avec la guerre en Irak, utilisant de la peinture rouge, évocatrice du sang ou du vin, qu’il laisse couler librement sur les immenses toiles beiges. La première série sur ce thème est exposée chez Gagosian en 2005

Les auteurs de ces textes n’ont pas hésité à répéter plusieurs fois les mêmes motifs : oeuvre d’exception revient deux fois, au début de l’expo; le Black Mountain College de même, au début et à la fin, par exemple. Et à noyer le propos de détails : le couple Di Robilant a eu son premier enfant en 57. Kennedy est mort en 1963 à Dallas. La guerre en Irak sévit en 2005. David Whitney possédait un loft à Canal Street dans les années 60, Alexander Pope a bien traduit Homère au XVIIIe siècle, La galerie Gagosian est sur Madison Avenue en 2005… Sans oublier des tournures de phrases bien maladroites qui font passer l’histoire du monde pour l’anecdote de la carrière du peintre – soyons modeste : alors que Kennedy est assassiné à Dallas (vous l’ignoriez ?), notre « immense » artiste crée et plus loin alors que sévit la guerre en Irak…

Je suis sorti de là en me posant cette question : Est-ce vraiment une exposition consacrée à Cy Twombly ?

Twombly était gay. Son voyage au Maroc avec Rauschenberg fut tout sauf un trip touristique en dromadaire. Sa recherche concernant la littérature antique grecque et romaine porte en grande partie sur sa fascination pour une culture où les catégories, gay, hétéro, … n’avaient tout simplement pas de sens et certainement pas celui projeté par la société hyper machiste des années 50, celles des pin-up et de John Wayne. Le thème de Patrocle et Achille, par exemple, est une tentative pour suggérer cette « approche » de la culture grecque antique.

Le « graffiti » est issu de ses expériences de cryptographie dans l’armée. Si il en nie le lien avec ces textes partout présents sur les lieux de plaisirs, même les plus sordides, le rapport métaphorique est pourtant évident et le « discours » porté similaire. L’échec de l’exposition chez Castelli en 1964, Nine Discourses on Commodus, serait en grande partie du, selon Nicolas Cullinan, à l’article « folle » que Vogue US consacra au palais de Twombly à Rome … La forme de l’oeuvre est également en cause certes, son esthétique « trop européenne » très travaillée et classique étant en décalage avec le pop art et le minimalisme qui s’imposent alors.

Bref, le Pompidou a mis Twombly au placard. Je n’ose imaginer ce que serait une exposition Félix González-Torres subissant le même traitement …

Il faut donc refaire le parcours en récrivant l’histoire, en faisant le travail que les curateurs ont été incapables de mener à bien, à moins qu’ils n’en aient été empêchés.

J’ai l’espoir de revoir tout ça dans un contexte moins attentif au bottin mondain, moins snob et pédant et plus compréhensif de la force et de la beauté de l’oeuvre, de son contexte et de ses sources d’inspiration (oublier de mentionner Poussin dans un musée français présentant Empire of Flora, tient de l’exploit; ignorer les textes de Barthes, du crime). Revoir tout ça dans une exposition qui aurait un propos, elle. Car je ne vais pas seulement regarder de jolies choses accrochées aux cimaises; les kermesses sont là pour ça. Mais pour m’instruire, pour me délecter, me nourrir. Raté, malgré Twombly.


Textes de l’exposition

Les années 1950 témoignent de la maturité précoce de Cy Twombly, jeune peintre originaire de Lexington, dans le sud des États-Unis. À peine sorti du Black Mountain College, université libre expérimentale de Caroline du Nord, où il côtoie la fine fleur de l’avant-garde américaine, il s’embarque, à 24 ans, pour l’Europe et l’Afrique du Nord en compagnie de Robert Rauschenberg. À son retour à New York à la fin du printemps 1953, il réalise ses premières œuvres d’envergure, dont la sonorité des titres évoque des villages et sites archéologiques marocains. Naissent ensuite les toiles blanches couvertes d’écritures — Cy Twombly n’affectionnait pas le terme «graffiti» dont la critique les a affublé, à connotation triviale. Le chef-d’œuvre de la décennie est sans conteste la série de peintures blanches réalisées en 1959 à Lexington, que Leo Castelli refuse pourtant d’exposer. L’économie de moyens est poussée à l’extrême, en un mélange de peinture industrielle blanche et de mine de plomb. L’austérité du langage pictural en fait des œuvres d’exception.

Au cours de l’été 1957. Cy Twombly retourne en Italie pour rendre visite à son amie Betty Stokes, l’épouse d’Alvise Di Robilant, qui vient de donner naissance à leur premier enfant. Le couple Robilant habite alors Grottaferrata, où Cy Twombly photographie Betty à plusieurs reprises. Lors de ce séjour, il réalise notamment une suite de huit dessins à la craie de couleur dont il lui fait cadeau. L’un d’eux fut malheureusement extrait de l’ensemble qui ne compte plus actuellement que sept dessins. Leur écriture nerveuse et leurs couleurs vives en font des œuvres d’exception.

Après son mariage avec Luisa Tatiana Franchetti, célébré à New York le 20 avril 1959, Cy Twombly s’installe à Rome dans un appartement situé via di Monserrato, quartier d’intellectuels. Le couple fait de cette demeure sa résidence principale. À cette époque, Twombly vient d’abandonner la peinture industrielle, fluide et visqueuse, au profit de la peinture à l’huile en tube, aux propriétés diamétralement opposées.

Entre 1960 et 1962, il réalise quelques-unes de ses peintures les plus charnelles. Empire of Flora en est un exemple éloquent. Des fragments de corps épars, féminins comme masculins, parsèment les toiles qui semblent conserver la mémoire sensuelle des chaudes nuits romaines.

Fin 1963, alors que John F. Kennedy est assassiné à Dallas, Cy Twombly consacre un cycle de neuf peintures à l’empereur romain Commode (161—192), décrit comme cruel et sanguinaire. L’artiste traduit le climat de violence du règne de l’héritier de Marc-Aurèle, marqué par la terreur et les exécutions. Exposé à la galerie Leo Castelli à New York au printemps 1964, le cycle reçoit un accueil extrêmement défavorable de la part de la critique. Le public new-yorkais, qui s’enthousiasme alors pour le minimalisme naissant, comprend mal le génie pictural de Cy Twombly et sa capacité à transcrire sur la toile les phases psychologiques complexes qui marquèrent la vie et la mort de l’empereur romain, qui était incapable de régner sans avoir recours à l’assassinat. À l’issue de l’exposition, Cy Twombly récupère les œuvres du cycle « Commodus » qui fut vendu à un industriel italien, puis acquis en 2007 par le musée Guggenheim de Bilbao.

Après avoir réalisé une série de peintures placées sous le signe d’Éros à l’aube des années 1960, Twombly se tourne dès 1962 vers Thanatos, personnification de la Mort. Ce virage trouve une expression paroxystique dans les deux premières méditations portant sur la guerre de Troie auxquelles se livre l’artiste: Achilles Mourning the Death of Patroclus et Vengeance of Achilles. Cy Twombly y donne forme à la douleur puis à la vengeance d’Achille suite à la mort de Patrocle dans cet ensemble exceptionnellement réuni pour l’exposition. Le triptyque Ilium fut, quant à lui, démembré à une date inconnue et le premier panneau rejoignit la collection Eli et Edythe Broad à Los Angeles. Au début des années 2000, Cy Twombly, pour pallier cette dispersion, réalise une nouvelle version du premier panneau afin de compléter le triptyque, alors en possession du collectionneur François Pinault.

En réaction aux nouvelles tendances minimales et conceptuelles qui émergent aux États-Unis dans les années 1960, Cy Twombly entame en 1966, à Rome, une nouvelle séquence de peintures remarquables par leur austérité, dominées par une palette réduite aux gris et noir. L’artiste y trace des formes simples où des graphes circulaires à l’aide d’un bâton de cire blanche. Il expose l’ensemble début 1967 à Turin à la Galleria Notizie. À l’automne, son galeriste Leo Castelli présente à New York une seconde série, réalisée en janvier de la même année, dans un loft de Canal Street que le collectionneur et conservateur David Whitney avait mis à disposition du peintre. Parmi les œuvres exposées figure Sans titre (New York City), datée de 1967 (cat. n°75), qui fit l’objet d’un échange entre Andy Warhol et Cy Twombly. Ce dernier, en contrepartie, choisit un des Tuna Fish Disasters du chef de file du pop art.

Les sculptures de Cy Twombly peuvent être qualifiées « d’assemblages » et « d’hybridations » en ce qu’elles sont constituées d’éléments disparates. Élaborées à partir d’objets trouvés (morceaux de bois. fiches électriques, cartons, fragments de métal, fleurs séchées ou artificielles), ces combinaisons de formes brutes sont unifiées par un mince revêtement de plâtre. Le blanc dont elles sont badigeonnées fait naître à leur surface de subtiles nuances, accroche la lumière et leur octroie une apparence spectrale. En ce sens l’artiste, dans un entretien avec le critique d’art David Sylvester, soulignait «La peinture blanche est mon marbre». Parfois transposées en bronze dans un second temps, ces sculptures apparaissent comme des réminiscences de mythes, d’objets symboliques ou de désirs personnels, à l’instar de Winters’ Passage Luxor (Porto Ercole),1985. «La sculpture de Cy Twombly, écrit Edmund de Waal, paraît plus archaïque qu’archaïsante, comme si l’élan qui pousse à sa réalisation était lui-même ancien.»

En 1975, Cy Twombly acquiert une maison du XVIe siècle à Bassano in Teverina, au nord de Rome. Après une restauration rudimentaire, il y installe son atelier d’été. Inspiré par la lecture de l’Iliade du poète Homère qu’il découvre dans la traduction anglaise qu’en donna Alexander Pope au XVIIIe siècle, il entame en 1977 le cycle Fifty Days at Iliam. Il lui faut deux étés successifs pour achever les dix toiles qui composent ce cycle majeur. Au terme «Ilium» qui désigne la ville antique de Troie. Cy Twombly substitue celui d’«Iliam», dont il préfère la sonorité. À ses yeux, la lettre «A» évoque Achille, le héros grec qu’il place au cœur de deux toiles en 1962. Après avoir été exposée en 1978 à la Lone Star Foundation de New York, l’œuvre restera des années en caisse et ne sera rendue visible qu’après son acquisition par le Philadelphia Museum of Art, en 1989. Depuis lors, elle est présentée de façon permanente dans une salle du musée dédiée à Cy Twombly. À l’occasion de cette exposition, elle est présentée pour la première fois en Europe.

«Coronation of Sesostris» appartient aux grands cycles de peintures qui jalonnent l’œuvre de Cy Twombly et se démarquent des séries purement abstraites par l’insertion d’éléments narratifs. À l’instar du dieu égyptien Râ qui traverse le ciel à bord de sa barque solaire de la pointe du jour jusqu’à la fin de la nuit, Cy Twombly ouvre le cycle par des toiles lumineuses dominées par des teintes solaires — jaune et rouge — et le clôt en noir et blanc par une évocation douce-amère d’Éros, extraite d’un poème de Sappho -. «Eros tisseur de mythes, Eros doux-amer, Eros annonciateur de souffrance». Il entremêle par fragments les références à Sésostris Ier, aux poètes antiques Sappho et Alcman ainsi qu’à la poétesse contemporaine Patricia Waters. Ce cycle, entamé par Twombly dans sa demeure italienne de Bassano, n’est achevé qu’une fois les toiles envoyées à Lexington. Les photographies de Sally Mann révèlent en effet les toiles de formats différents directement clouées aux murs du petit atelier, attestant ainsi qu’elles ne furent montées sur châssis qu’une fois achevées.

Pour la série Bacchus que Cy Twombly peint début 2005 dans son atelier italien de Gaète alors que sévit la guerre en Irak, il revient à son écriture si caractéristique déjà expérimentée dans les «Tableaux noirs» de la fin des années 1960. Il remplace cependant le crayon de cire blanc par de la peinture rouge, évocatrice du sang ou du vin, qu’il laisse couler librement sur les immenses toiles beiges. La première série comprend huit peintures monumentales qu’il expose fin 2005 dans la galerie Larry Gagosian sur Madison Avenue à New York. Entre 2006 et 2008 il entreprend une nouvelle série de toiles autour de la figure de Bacchus, parfois sur des formats plus imposants encore. Les deux œuvres exposées ici sont issues de la première série.

Depuis ses débuts au Black Mountain College, en Caroline du Nord, Cy Twombly n’a cessé de pratiquer la photographie.

Formé auprès des photographes américains Hazel-Frieda Larsen et Aaron Siskind, il réalise dès 1951 une série de natures mortes, capturant bouteilles et pots, qui évoquent le souvenir des œuvres du peintre italien Giorgio Morandi. Au Maroc en 1953, lors de son premier voyage outre-Atlantique, il scrute attentivement les chaises, les plis des nappes d’un restaurant de Tétouan. Mais c’est plus tard, lorsqu’il découvre le format carré du Polaroïd qu’il développe sa propre identité photographique. Reflets du goût de Cy Twombly pour le flou, les couleurs pastel ou parfois saturées et stridentes, les agrandissements tirés à sec évoquent un monde d’images contemplatif. Ces photographies rappellent les lieux où il vécut, son goût pour la sculpture, les fleurs et les végétaux. Lorsqu’un ami lui apporte cédrats, mains de Bouddha et autres fruits de la famille des citrons, il accentue leur côté sculptural et sensuel dans des séries de Polaroïds. Loin des conventions photographiques de l’époque, il fait naître par l’image des «poèmes succincts et discrets».

La mort de Louis XIV d’Albert Serra

Le film de Serra a fait sensation à Cannes: le cinéaste a eu l’idée de confier le rôle titre à Jean-Pierre Léaud. Allons sans détour, le comédien y est prodigieux.

Le pitch est simple : les derniers jours du « plus grand roi du monde », filmés au plus prêt, dans la souffrance – Louis XIV est mort de la gangrène, pourrissant sur place, sans que ses médecins ne tentent de le soulager. On voit immédiatement l’intérêt d’un film en costumes : l’histoire est connue – surtout ici, la Grande; il reste la façon de la raconter.

Le film est lent, parfois presqu’à l’arrêt. On entend Léaud mâcher, respirer, raller. Tout devient effort sous cette incroyable perruque. Autour du roi une Maintenon fantomatique qui ne dit rien ou si peu. Des médecins impuissants, dont Fagon qui n’ose ni le diagnostic, ni le remède. Des charlatans qui promettent des miracles en ventant des potions improbables. Des ducs et duchesses prêts à la pâmoison au moindre déglutissement. Le roi ralle; les médecins palabrent.

Serra est fidèle au récit de Dangeau1, mais l’édulcore, le condense – l’agonie a duré trois semaines ! La cour est clairsemée plus qu’elle ne devait l’être. Les ors rutilent moins que dans la chambre où mourut le roi et dont le décor est intact, au centre de Versailles. Des « mots » historiques, Serra ne retient que l’injonction au futur Louis XV prononcés le 26 aout vers midi et rapportée par Dangeau :

« Mignon, vous allez être un grand roi, mais tout votre bonheur dépendra d’être soumis à Dieu et du soin que vous aurez de soulager vos peuples. Il faut pour cela que vous évitiez autant que vous le pourrez de faire la guerre: c’est la ruine des peuples. Ne suivez pas le mauvais exemple que je vous ai donné sur cela. J’ai souvent entrepris la guerre trop légèrement et l’ai soutenue par vanité. Ne m’imitez pas, mais soyez un prince pacifique, et que votre principale application soit de soulager vos sujets.»

Plus tard, dans l’après midi et cette phrase n’est pas reprise dans le film, le mourant déclare :

« C’est un enfant de 5 ans, qui peut essuyer bien des traverses, car je me souviens d’en avoir beaucoup essuyé pendant mon jeune âge. Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours. »

... Mignon, vous allez être un grand roi...

… Mignon, vous allez être un grand roi…

L’extreme lenteur du film concentre le propos sur le corps agonisant du roi certes, mais plus encore sur l’impuissance de ses médecins et la soif de transmission mise en exergue par ce choix des citations, des moments, éliminant les autres.

Alors bien sûr la mort de Louis XIV n’est qu’un prétexte. S’agit-il d’être au chevet du cinéma lui-même comme l’a écrit Luc Chessel dans Libération ? Pas si sûr. Louis XIV ici est une forme abstraite, une allégorie de la toute puissance, un royaume a lui tout seul et c’est ainsi que l’incarne Léaud. En regardant ce film dont on attend la fin en se pourléchant des mets que le roi ne peut plus avaler, sourd le vertige de notre propre fin, pas seulement de l’être individuel, mais de l’Homme dans son entier.

Et si c’était notre impuissance à nous sauvez nous-même, à sauver non seulement l’espèce mais ce qui nous fait humain qui était en jeu ici ? N’est-ce pas tous ces « experts » qui tuent le roi – il aurait certes fini par mourir mais pas ainsi et plus tard ?

Serra d’ailleurs n’hésite pas à nous rappeler Molière et ses diatribes contre les Diafoirus…

Ainsi, derrière le film en costume, la beauté de tableaux parfois immobiles, surgit un présent dont on ne saurait plus dire s’il est en meilleur état, en miroir.

  1. Journal d’un courtisan, Tome XXIX, La mort du roi, Editions Paleo, 2012

Napoléon III et la révolution de l’image

« Donc c’est fait. Dût rugir de honte le canon,

Te voilà, nain immonde, accroupi sur ce nom !

Cette gloire est ton trou, ta bauge, ta demeure !

Toi qui n’as jamais pris la fortune qu’à l’heure,

Te voilà presque assis sur ce hautain sommet !

Sur le chapeau d’Essling tu plantes ton plumet ;

Tu mets, petit Poucet, ces bottes de sept lieues ;

Tu prends Napoléon dans les régions bleues ;

… »

Victor Hugo, Les châtiments (1853)

Les premiers vers de Napoléon III d’Hugo résument le fond d’images qui peuplent souvent l’esprit quand on évoque le Second Empire : le règne d’un homme sans importance, porté au pouvoir sans y avoir été destiné, singe pathétique du grand Napoléon, l’homme des victoires et du Code. On oublie que Louis-Napoléon, président élu en 1848 d’ailleurs avec le soutien d’Hugo, fut le premier chef d’état français à bénéficier de la légitimité qu’octroie le suffrage universel ce qui n’est pas tout à fait anecdotique. Zola est plus subtile, qui l’appelle le « Sphinx », soulignant l’énigme que constitue l’homme, sa personnalité réelle échappant à l’analyse. Dans ses Rougon-Macquart, il expose les bouleversements sociaux du moment, dans tous les domaines : l’argent, l’art, le commerce, l’industrie et les conditions du travail mécanisé… rendant indirectement une forme d’hommage au foisonnement de l’époque.

Et à Paris , les avenues d’Haussmann, le Palais Garnier et les grands magasins sur les boulevards, comme les théâtres, témoignent encore que la capitale est presqu’une ville du second Empire et de la IIIe république naissante qui a prolongé sa politique.

Ce moment d’afflux de richesses, de transformations, est l’objet d’une exposition à Orsay : Spectaculaire Second Empire1.

S’agissant d’une exposition « d’art » d’autres idées bien ancrées sur la période surgissent d’emblée : éclectisme synonyme de surcharge; art de cour bourgeois imprégné du goût des fortunes trop vites acquises et aussi vites perdues (Zola, La Curée); on pense au décor surchargé des appartements du Louvre et aux portraits complaisants de Winterhalter. On songe à une société étourdie de spectacles, de fêtes, de futilités, éprise du paraître… où des cocottes deviennent duchesses et se fond bâtir des palais de mille et une nuits (Hotel de la Païva 1856-1865) et où Offenbach amuse la galerie avec génie.

L’exposition ne dément rien : tout est là. Une cour qui semble perdue dans ces palais empruntés aux rois et princes de jadis, les Tuileries, Saint-Cloud, Fontainebleau, Compiègne (Versailles, depuis Louis-Philippe, n’est plus qu’un musée et l’Elysée a été déserté dès 1852). L’habit est trop grand qu’on rembourre de fastes opulents qui rappellent autrefois : l’Impératrice reprend le style en vogue sous Marie-Antoinette, et commande des meubles Louis XVI « hyperboliques ». Napoléon prolonge les fastes louis-quatorziens, stucs, peintures, dorures.

Ni Eugénie ni Napoléon ne sont de vrais amateurs d’art; ils aiment le luxe et le décorum propre à leur rang. L’empereur est passionné d’archéologie (Musée de Saint Germain dont les premières salles sont inaugurées en 1867) et collectionne les armures ( collection présentée dans la salle des Preuses à Pierrefonds, décision prise en 1865). Il achète quelques tableaux au salon (La naissance de Vénus de Cabanel, 1863). Eugènie, on l’a écrit, vit de nostalgie ancien-régime.

Pourtant, en 1863, s’ouvre le premier salon des refusés sur l’initiative de l’Empereur lui-même, après qu’il eut trouvé le jury trop sévère. Et d’une certaine manière le monde des possibles parut basculer alors : Manet y présenta son Déjeuner sur l’herbe (1863).

Mais l’oeuvre était déjà peinte… Car si l’exposition ne cache rien des fastes de cour, elle dessine les courants bien plus profonds et essentiels qui sourdent sous les ors, en particulier la rivalité entre Londres et Paris pour l’organisation des expositions universelles. En 1867, l’événement attire dix millions de visiteurs payants, et plus de cinquante mille exposants; l’industrie française du luxe triomphe.

L’industrie : le mot est lâché. L’époque est celle d’un essor industriel massif. En France, en particulier, sont mis en oeuvre des moyens mécaniques de production en série d’objets de luxe. Les inventions dans se domaine se démocratisent très vite, et d’abord la photographie grâce au « procédé au collodion humide » (1850). Nadar commercialise en masse ses tirages dès le début des années 50.

L’exposition présente nombre de clichés : des portraits, notamment. Tout le monde veut son portrait du simple « bourgeois » au richissime financier (Zola s’en est moqué). La haute société est en pointe sur ce sujet; la cour aime le portrait photographique, en carte de visite ou plus monumental, prise de ce tourbillon narcissique fréquent dans les milieux de pouvoir. Chacun pose, souvent en habit du jour, ou même de cérémonie, (par exemple la série de Disdéri consacrée au baron Adlophe de Rothschild, 1858) parfois dans des mises en scène empruntées aux vieux maîtres. Les « artistes » aussi s’emparent du médium pour préparer leurs oeuvres, comme Degas; la photographie se substitue à l’antique camera obscura. L’image, qui plus est fidèle, est partout, pour presque tous, envahit tout. On documente les transformations de Paris: la reconstruction du Louvre, l’édification du nouvel Opéra et le percement des avenues.

Princesse Metschersky en huit poses, quatre assise et quatre en pied, André-Adolphe-Eugène Disdéri, 1860

Princesse Metschersky en huit poses, quatre assise et quatre en pied, André-Adolphe-Eugène Disdéri, 1860

Les objets d’art profitent du même essor : Barbedienne associé à Achille Collas depuis 1838, sait reproduire mécaniquement n’importe quel ronde-bosse et en produire des copies en série, notamment coulées en bronze. Il en est de même de pièces contemporaines conçues avec l’aide de Sévin. La reproduction de la porte de Ghiberti pour le baptistère de Florence reçoit la grande médaille d’honneur à l’exposition universelle de Paris 1855.

Les objets et meubles présentés se ressentent de cette mécanisation des moyens : leur technique est souvent incomparable et même novatrice (Cabinet néo renaissance de la maison Fourdinois, 1867); le résultat parfois « étrange » dans l’historicisme inventé (le Médailler triomphe de Mérovée de Diehl, Brandely, Frémiet, 1867); et parfois futuriste par la modernité des formes (Fauteuil pliant n°2, Thanet frères, 1860). On produit du Boulle plus « versaillais » que les originaux (le nom vaut manifeste : Table de milieu, genre Boulle, dans le style Louis XIV, Frédéric Roux, 1867) et du Louis XVI qui semble subrepticement s’évaporer vers des confins de temps futurs, art déco (Bas d’armoire, Diehl, Brandely, Guillemin, 1867). Mécaniques, parfois au corps défendant des artistes, aucun n’arrache plus la moindre émotion.

Médaillier au Triomphe de Mérovée, présenté par Charles-Guillaume Diehl lors de l'Exposition Universelle de 1867. Musée d'Orsay, Paris.

Médaillier au Triomphe de Mérovée, présenté par Charles-Guillaume Diehl lors de l’Exposition Universelle de 1867. Musée d’Orsay, Paris.

L’architecture n’est pas en reste où l’emploi de l’acier se généralise dernière des façades de pierres souvent historicistes et fastueuses (Palais de l’industrie de Viel et Barrault, rivale du Christal Palace de Londres, 1855, mais aussi structure du Palais Garnier, commencé en 1861, inauguré en 1875, objet sans style, objet de tout style, objet de style Napoléon III et manifeste du règne ).

Et les voyages deviennent toujours plus aisés par la multiplication des voies de chemin de fer dont on accélère le développement pour rattraper l’Angleterre (pas loin de 16000 km de voies en 1870 pour presque 25000 outre-Manche). La bonne société, drainant bientôt les artistes, découvre les bains de mer, dans le Nord, en Normandie ou à Biarritz (Sur la plage, Boulogne sur mer, Manet, 1868; Hôtel des Roches-Noires, Trouville, Monet, 1870); le populo et les artistes explorent la banlieue (La Grenouillère, Renoir, 1869). On mange en plein air, sur l’herbe. (Le déjeuner sur l’herbe, Manet, 1863)

Sous l’apparence d’une société d’apparat, bourgeoise, figée dans les conventions, la révolution qui conduit à la modernité est en marche. La salle où les commissaires restituent un accrochage proche de celui des refusés de 1863 est éloquentes : La naissance de Vénus de Cabanel voisine Le déjeuner sur l’herbe de Manet. Les deux oeuvres sont de 1863, exposées au salon, l’un officiel, l’autre chez les refusés. Dans un sens, Cabanel, dans la convention et la tradition, est plus « licencieux » que Manet selon une certaine perspective de la haute société de l’époque – est-ce ce qui a attiré l’empereur ? Mais Manet oriente la peinture vers son avenir, en scrutant le présent. L’espace contemporain entre en scène autrement qu’en « genre ».

La naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863

La naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863

Le déjeuner sur l'herbe, Edouard Manet, 1863

Le déjeuner sur l’herbe, Edouard Manet, 1863

On comprend alors ce qui a été en jeu : la production en série, la reproduction parfaite et mécanique de la nature, notamment par la photographie ont, en quelque sorte, produit une démonstration par l’absurde. Comme on voyait bien qu’aussi fidèles qu’elles fussent, toutes les photographies ne se valaient pas; comme on percevait que la perfection de la main était progressivement supplantée par l’infaillibilité de la machine, ni l’imitation de la nature, ni le sujet, ni le fini du faire ne pouvaient manifestement encore constituer des attributs du geste artistique; la démonstration était faite que l’art n’avait pas de rapport réel, au fond, avec ce qui en avait sous-tendu quelques théories depuis l’antiquité en Occident; ce n’étaient que prétextes et conventions, librement et nécessairement consentis, moyens de faire passer la pilule, si je peux dire. Il avait fallu que les peintres, les sculpteurs, représentassent des êtres et des choses « ressemblants », des « trompes-l-oeil », pour les faire reconnaitre et accepter par des commanditaires et surtout un « public » plus souvent conservateurs que progressistes et qui appréciaient ces « miroirs du monde » comme les artistes avaient nécessité de s’y trouver, dans un échange fécond où un dialogue était possible; qu’ils empruntassent à la fable, à l’église, au pouvoir, pour que la référence couvre l’audace des « sous-textes » (les Menines de Velasquez, par exemple), dans un jeu dont les plus subtils non seulement n’étaient pas dupe, mais le cherchaient. Tout cela, de tout temps… Manet largue les amarres.

Après tout, quel est l’objet de la Joconde sinon, d’une certaine façon, la peinture elle-même, c’est à dire exactement l’objet des Manet, Monet, Renoir … et, au-delà, de la place que l’on s’accorde au monde en se le représentant ? En France même, le « je ne sais quoi » théorisé vers 1670, avait déjà ouvert une brèche. Mais cela, et bien d’autres encore, ne pouvait pourtant pas constituer une « démonstration » pour le « public », comme ce fut la cas alors, autour de ce premier salon des refusés de 1863, entre Cabanel et Manet, au son d’Offenbach dans le trop-plein, déjà, des photographies du gotha.

Le Second Empire est bien le terreau où cette première révolution prend ouvertement et publiquement corps; le commencement de ce qui éclate 40 ans plus tard, qu’on admire chez Chtchoukine et que nous suivons toujours.

Cette exposition, où l’on voit des « horreurs » monstrueuses à notre regard révolutionné par ceux-là même qui ont fait cette histoire, est d’une certaine façon le complément historiographique de celle de la fondation Vuitton. Comme pour elle, on se félicite de l’intelligence des commissaires, de l’accrochage et du propos.

  1. [] http://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/expositions/au-musee-dorsay/presentation-detaillee/article/spectaculaire-second-empire-44074.html?txttnews%5BbackPid%5D=99&cHash=db58067304

Bouts de chardons

Peut-on sauver l’exposition Edme Bouchardon au Louvre ?1. Pas sûr.

Certes, l’Amour taillant son arc2 … est sans conteste une des plus belles sculpture classique qui soit, chef-d’oeuvre d’ambiguïté.

Hélas, l’organisation banalement chronologique au risque de l’ennui et l’éclairage calamiteux – euphémisme – rappellent qu’une exposition n’est pas que l’accrochage aux murs de quelques dessins aussi beaux soient-ils, ni l’exhibition sur socles de quelques pièces écrasées par une lumière sans nuance.

Ambiguïté, exhibition : si les commissaires avaient fait preuve d’imagination… Je doute que la sensualité rendue au faune Barberini par Bouchardon pour se faire reconnaitre puisse être un hasard.

On s’ennuie, parce qu’on passe à coté … faute de propos, et de moyens (l’éclairage, vraiment !).

  1. http://www.louvre.fr/expositions/bouchardon-1698-1762une-idee-sublime-du-beau
  2. Voir poste précédent : Le XVIIIe au Louvre : l’Antiquité rêvée et Messerschmidt

Chtchoukine

Chtchoukine chez Vuitton1 : une collection hors norme de l’avant-garde parisienne : Gauguin, Cézanne, Matisse, Picasso… présentée en occident pour la première fois en tant que collection cohérente. Anne Baldassari orchestre une scénographie qui en restitue « l’ambiance », de l’iconostase dédiée à Gauguin, au cabinet plus secret où Chtchoukine avait cherché à contenir la puissance des Picasso. Collection scandaleuse en Russie, à l’époque, collection d’un fou, mais terreau fertile pour les avants-gardes russes (Tatline, Popova, Rodtchenko, Malévitch en tête).

La danse de Matisse, commandée avec la musique pour décorer l’escalier du palais Troubetzkoi, nues scandaleux dans une Russie culturellement très prude, au point de faire hésiter Chtchoukine, avant qu’il ne se résolve à admettre la beauté de l’oeuvre et à l’accrocher comme prévu, repoussant les préjugés et les dénigrements, la danse donc, avec la femme à l’éventail de Picasso, puissance sauvage, suffiraient presque seules à évoquer l’homme et l’oeuvre.

Anne Baldassari, par son accrochage, nous rappelle pourtant que Cézanne constitue peut être le fil rouge de la collection, incarnant magistralement la dette immense que les avants-gardes ont contractée à son égard, résumée en un seul tableau à la fois cubiste et abstrait, Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves 1904-1905, acquis immédiatement après le décès du peintre, son testament pictural et lègue formidable à l’histoire de la peinture.

Chtchoukine a acheté des tableaux à peine sortis de l’atelier, certains même alors que l’artiste y travaillait encore (Derain, Nature morte au panier avec un pain, 1911-1912), conseillé par les grands galeristes et marchands de l’époque, certes, Durand-Ruel, Ambroise Vollard, Bernheim ou Henry-Kahnweiler, mais aussi d’instinct.

L’ensemble est prodigieux, non seulement parce qu’il s’agit d’une suite incroyable de chefs d’oeuvres (qui commencent avec les impressionnistes et notamment la version réduite du Déjeuner sur l’herbe de Monet, excusez du peu !), mais parce que la cohérence et l’audace du propos restent intactes, magistralement restituées par l’accrochage. Cette exposition est une épiphanie qui reste durablement gravée dans la mémoire comme un moment d’apesanteur.

  1. http://www.fondationlouisvuitton.fr/expositions/icones-de-l-art-moderne-la-collection-chtchoukine.html

… ce qu’est la douceur de vivre.

Le XVIIIe est à l’honneur en ce moment à Paris : le musée des arts décoratifs consacre une rétrospective à l’art du vernis et de la laque dominé par la famille Martin ( qui a donné son nom à une technique dite au « vernis Martin ») et le musée Jacquemart André s’intéresse à l’art des fêtes galantes de Watteau à Fragonard. Continuer la lecture

La descente de Croix : le livre

Le Musée du Louvre a publié fin 2013 dans le cadre de la collection Solo, un fascicule d’un peu plus de soixante pages dédié à la descente de Croix en Ivoire, qui a fait l’objet d’une campagne de mécénat pour acquérir deux statuettes manquantes et miraculeusement retrouvées (voir post précédent).

Co rédigé par Elisabeth Antoine-König du département des objets d’art et Juliette Levy-Hinstin restauratrice de l’Institut du patrimoine, l’ouvrage constitue la parfaite synthèse de tout ce que l’on sait sur ce sujet, son histoire, son iconographie, son style, sa polychromie et son état de conservation. Un document qui rend compte idéalement du travail de recherche et d’étude qui a accompagné l’acquisition des deux statuettes de Saint-Jean et de la Synagogue.

On peut s’arrêter effectivement à cette lecture du fascicule et à ce pour quoi il a été écrit : on parle d’un objet d’art; le plan de l’ouvrage est conforme aux attentes du lecteur de ce type de travail, académique et sérieux; le contenu est scientifiquement irréprochable, sans nul doute; la présentation matérielle du fascicule est satisfaisante, sans luxe. L’ensemble est lisible et agréable.

Alors quoi ?

Pages 19 et 20 du livre, E. Antoine-König aborde le sujet inévitable en histoire de l’art : le style, le contexte, bref l’attribution. Ce sujet très complexe est abordé en à peine plus d’une page, la qualité de l’oeuvre obligeant l’exercice, mais la taille du fascicule interdisant de s’étendre. L’auteur évoque les sculptures monumentales de Reims (façade ouest, la synagogue du transept sud) et de Strasbourg (la synagogue) et d’hypothétiques sculptures sur bois; hypothétiques, car aucun exemple concret n’est donné. Quoi qu’il en soit, il ne fait pas de doute pour l’auteur que ce sculpteur sur ivoire était en étroit contact avec la sculpture monumentale, et vraisemblablement était lui même un grand sculpteur : « Ce maître sculpta certainement des oeuvres monumentales, dans la pierre peut-être, dans le bois sûrement, dont la technique de taille est similaire à celle de l’ivoire » (page 20)

Or, tout le texte parle d’un objet d’art, exposé au département éponyme du Louvre, sans qu’il soit à aucun moment matériellement possible de mesurer le talent du maître de la descente de Croix aux oeuvres monumentales contemporaines présentes au Louvre même (le Childebert du département des sculptures par exemple, quand bien même la comparaison ne serait pas directement pertinente, les deux oeuvres restant toutefois proches par leur style, leur chronologie et leur contexte de production probable.)

Et la « fonction » de l’oeuvre au sens le plus large – d’usage immédiat, mais aussi symbolique, politique, artistique – n’est abordée que très brièvement (pages 10-11) sous l’aspect – sic – d’« Une image de dévotion unique »

N’est-il pas quelque peu paradoxal de souligner les qualités plastiques manifestement hors norme de l’artefact tout en le réduisant, nolens volens, en simple objet utilitaire de grand luxe ? Et cette segmentation – objet d’art, grande sculpture – est-elle signifiante dans le contexte de l’époque – on sait la réponse plutôt négative ?

Dans la mesure où l’acquisition de deux statuettes en ivoire de quelques dizaines de centimètres n’est pas de nature à bouleverser deux cents ans d’organisation muséale, on pouvait au moins espérer que le fascicule comblât cette segmentation anachronique pour le XIIIe siècle; que les auteurs pussent d’avantage approfondir la valeur symbolique, intellectuelle de l’oeuvre, voire l’enjeu des ivoires et des objets d’art, dans la propagation d’une culture et d’un style – notamment de la sculpture monumentale du nord de la France possiblement par le biais de tels artefacts, conçus, pourquoi pas, comme vitrine d’un savoir-faire matériel et intellectuel.

Sans verser dans l’excès (tel que le catalogue « Der Naumburger Meister » de presque 1600 pages, pour évoquer un maitre presque contemporain de celui de la Descente de Croix du Louvre, type de travail dont on notera au passage qu’il est à peu près inconcevable aujourd’hui de ce côté du Rhin), le sujet méritait davantage de développements. Mais sans doute n’était-ce pas possible compte tenu des moyens mis en oeuvre et de la structure qui les chapeaute.

J’en viens à m’interroger sur la possible contamination du propos des auteurs par l’organisation même du musée en départements par supports ou techniques (peinture, sculpture, estampe, objet d’art …) suivant une classification héritée de la période baroque, au moins, et de l’Académie (histoire, portrait …), et dont la pertinence se perd. Organisation qui , en l’occurrence, trouble, me semble-t-il, la perception par les auteurs – et le public – de la portée historique, artistique et intellectuelle de la pièce et d’une certaine façon, entretient implicitement dans ce texte une ambiguité paradoxale et contradictoire sur la nature de ce qu’il présente : art – sculpture monumentale – ou artisanat – objet d’art ?

Ce modeste exemple rappelle incidemment que l’histoire de l’art est aussi conditionnée par le cadre – matériel et intellectuel – où elle s’exerce et qu’elle n’échappe pas toujours aux reflets de problématiques peu liées à son objet apparent, aussi modestes et mesquines soient elles. Il s’agit là d’évidences qu’il me plaît de rappeler et dont on trouvera une magistrale illustration, à un tout autre niveau et sur un tout autre enjeu, dans La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’ histoire de l’art en France et en Allemagne (1870-1933) de Michela Passini, entre autres. Les querelles entre historiens allemands et français à propos du Gothique procèdent d’une instrumentalisation tout sauf innocente d’une culture passée, censée exprimer la quintessence de l’âme nationale…