Le musée d’art moderne de la ville de Paris consacre jusqu’au 30 avril 2011 une première rétrospective au collectif d’artistes General Idea.
Leur oeuvre est universellement connue, sans que leur nom soit même évoqué, par la campagne contre le SIDA reproduisant un tableau de Robert Indiana (Love 1964) en substituant aux quatre lettres originelles, celles de la maladie : AIDS. Cette campagne, née à New York en 1987 alors que le président des Etats Unis, Ronald Reagan n’avait toujours pas prononcé le mot AIDS, a, depuis, fait le tour du monde.
Le projet AIDS, décliné et multiforme est emblématique de la démarche du collectif : une distribution de masse sous forme d’affiches comme moyen et medium du message et rappel subtile des moyens et méthodes de la société contemporaine envahie, ad-nauseam de slogans ; une déviation subtile d’une œuvre antérieure emblématique, non seulement sur le plan formel mais qui résonne et raisonne avec elle (l’ambivalence redoutable Love – AIDS) ; un message engagé pour une cause et non pour un engagement : leur œuvre a été critiquée précisément parce qu’elle n’était pas assez explicite, alors que cette suspension référencée en constitue la force d’autant plus prégnante qu’elle est la forme nécessaire qui permet une diffusion universelle – au point que les tableaux AIDS rouge vert bleu ont été reproduits et exposés en papiers peints.
Le détournement – et par voie de conséquence, la révélation de leur nature – des stratégies de la société de masse est un des ressorts du collectif dès sa formation en 1969 à Toronto. La constitution même en collectif vise sans revendication pesante à fustiger le « tyrannie du génie solitaire » pour reprendre une de ses expressions. Dès cette année clé, AA Bronson, Felix Partz et Jorge Zontal, s’effacent derrière l’œuvre commune incarnée par le personnage glamour et provocateur de Miss General Idea dont les « tribulations » fictionnelles et évènementielles vont point à point servir de fil rouge à leur travail.
Le collectif détourne les maquettes des magasines « people » comme Life en publiant son propre magasine FILE, où rode le souvenir d’Andy Warhol. Il crée un mur monumental de faux écrans de TV sur lesquels s’affiche seulement la mire de couleur, produisant ainsi en Rouge Vert Bleu (RVB, les couleurs utilisées sur tous nos écrans) une œuvre hypnotique qui suggère le vide des images diffusées, comme si la mire elle même était au fond aussi digne d’être œuvre que n’importe quelle autre image (Test Pattern :T.V. Dinner Plates from the Miss General Idea Pavillion 1988).
C’est précisément en 1984, qu’il crée le Pavillon de Miss General Idea, projet qui lui permet d’explorer les ressorts du discours archéologique et scientifique. Le pavillon en effet ne subsiste que sous forme de ruines, objet d’un documentaire savant et d’une exposition où des fragments seuls sont montrés : mise en abime du discours mais aussi d’une certaine « muséologie » qui, hors de tout contexte, construit un médium propice à toutes les interprétations et toutes les récupérations. Je connais peu de travaux ayant aussi subtilement et effacement dénoncé le langage de la culture muséale et sa dangereuse vacuité potentielle.
Evidemment, le sexe où plus précisément le modèle patriarcale bipolaire – quel slogan ! – est aussi source d’inspiration et de subversion. Le caniche « peigné », compagnon du coiffeur, mélange indéfinissable de ridicules, de charme et de glamour futile est un de ses motifs récurents largement employé dans les années 80 : sous forme schématique par exemple, pour la série Mondo Cane Kama Sutra, où trois caniches « robots » s’adonnent à des positions amoureuses variées. Le sexe est pourtant absent car aucun animal n’est objectivement sexué. Le motif du trio est un moyen simple et redoutable de dynamiter le modèle ambiant traité ici avec humour et détachement – le caractère « mécanisé » des chiens, renvoyant au coté mécanique et bestiale des pratiques sexuelles représentées autant qu’il souligne l’aspect conventionnel du modèle dominant.
On comprend qu’il y a chez General Idea un engagement, une volonté de dénoncer l’embrigadement explicite ou implicite de notre époque, d’en révéler les ressorts. De ce point de vue, l’oeuvre qui sert de fond à la couverture du – très beau – catalogue, Nazi Milk , rappelle que certains gestes anodins, nos compromis vite altérés en compromissions, révèlent nos failles et peuvent mener au pire : Hitler en buveur de lait …
Mais cet engagement a, chez General Idea, une qualité rare : il s’attache aux causes, jamais à des coteries, des clubs, des ghettos ou des courants d’opinion. General Idea, suggère et ne pontifie ni ne théorise. Ce refus a été clairement explicité par Felix Partz lui même concernant la cause Gay, dans laquelle on a voulu les enfermer – de mon point de vue en contresens de leur travail comme le fait encore en partie Elisabeth Lebovici dans le catalogue, plus soucieuse de sa cause que de l’oeuvre. Partz déclare « Cela nous ramène […] à cette idée de ne pas nous présenter comme des « artistes gays » et de ne pas nous marginaliser. Je pense que notre projet AIDS – qui a été critiqué pour ne pas avoir été assez explicite -, était volontairement conçu pour éviter la plupart des questions sur la sexualité ou l’homosexualité. Il ne s ‘agissait que du mot. Et cela permettait au mot de se répandre davantage dans la culture des médias populaires, parce que nous étions conscients de cette discrimination ». Je ne saurais mieux écrire la vraie raison, au fond, de la fascination que peut susciter leur travail.
C’est là en effet toute la force de l’œuvre qui parvient à engager le regardant, le participant sans jamais faire peser sur lui la somme pénible des théories pro domo. L’œuvre est subtile, profonde, riche de référence et de clins d’yeux aux quels l’histoire de l’art elle même n’échappe pas comme cette attaque délicate des crispations de Mondrian refusant le vert, mise en abime dans Infe©ted Mondrian. où le jaune est remplacé par cette couleur honnie. Elle est surtout élégante, si l’élégance est d’aborder des choses graves et profondes sans pathos ; changer les drames de la vie en nuages qui filent, lourds de menaces et de risques, mais fugaces, emportés aux flots du temps qui passe. Le dernier tableau présenté dans l’exposition, apparemment blanc, mais où se révèlent, dans une imperceptible nuance, les quatre lettres AIDS, est, pour moi, une forme de quintessence subtile de leur travail – White AIDS 1993. Tout s’efface et tout est là, discret et ainsi obsessionnel, élégant et profond, pourtant, déjà, à l’approche de la mort.
Félix Partz et Jorge Zontal sont morts du Sida en 1994.
Post-scriptum : Je déconseille la visite de l’exposition Van Dongen, après avoir vu la rétrospective General Idea sous peine de la trouver lourde et sans intérêt, ce qu’elle n’est sans doute pas. J’y retournerai moi-même.



