Autour d’Oedipe et du Sphinx : Santoro et Ingres

A Berlin, dans la galerie Campagne Première, Santoro présente plusieurs œuvres inédites, et notamment, This impact leads into …, February – July 2011 (origami/Sphinx).
Il s’agit d’une construction sculpturale en quatre matériaux, (bois, verre, papier, acier). Trois planches et baguettes de bois usagé suspendues à un fil d’acier appuient sur une vitre transparente posée sur le sol et en partie sur un grand dessin – time based work fait de février à juillet 2011 – tracé sur une feuille qui a été pliée d’une manière précise puis dépliée, accrochée au mur par de fines épingles.
Le dessin affiche les phrases suivantes : This impact leads into (en haut à gauche) but not out of (pret du centre, derrière la vitre) or away from(en bas, au bord de la vitre)
Vittorio Santoro - This impact leads into …, February - July 2011 (origami/Sphinx)

Vittorio Santoro – This impact leads into …, February – July 2011 (origami/Sphinx) Expo « les Vingt-quatre heures » Berlin 2011

L’installation est placée de telle sorte qu’en arrivant dans la galerie, seule une partie de la structure en bois en équilibre est visible, créant un effet de dévoilement/révélation destiné à soutenir l’attention et éveiller notre curiosité (voyeur) autant qu’à rappeler que notre perception dépend de notre « point de vue », littéralement mis en œuvre.

En partie cachée au regard dans un premier temps, en partie en matériaux fragiles (papier, verre) ou disproportionnés à sa taille (les épingles), en partie en matériaux  récupérés et chargés d’une histoire qui n’a rien à faire là a priori (le bois) mais qui inscrit dans une durée (comme le texte réécrit pendant six mois), en équilibre enfin, stable (la vitre) ou précaire (la structure en bois), la pièce intrigue car son existence même semble suspendue à sa précarité : et si les épingles lâchaient ? Et si la vitre volait en éclat à force de pression exercée par la structure en bois ? Et si le filin d’acier cédait à son tour ?

Cette instabilité, cet anéantissement potentiel, créent une forme de violence latente : on croit percevoir un équilibre de forces contraires qui n’existent que l’une par l’autre. Un seul élément vient à faillir et tout s’écroule. Et pourtant elle tient et par sa taille déjà conséquente, elle s’impose comme une présence forte et presque vivante…

Cette sensation charnelle aiguise la curiosité. Les plis du dessin… il s’agit des traces d’un origami schématisant un Sphinx ; le texte, … un échos obsédant et rituel à l’énigme du mythe.
L’esprit prend  un tout autre chemin. Visuellement, la structure en bois avec ces trois éléments (les deux jambes et la canne du vieillard, de l’Homme arrivé à l’age de la sagesse), le pliage coincé par la vitre autant que protégé par elle et acculé, en somme, au mur, évoquent le face à face d’Oedipe, et du Sphinx;  le héros sauve son peuple des griffes du monstre, endossant sa propre monstruosité, incestueuse et parricide, en résolvant l’enigme. Cette évocation est visuellement facilitée par une similitude géométrique avec certaines lignes de construction du tableau de Ingres : Œdipe explique l’énigme du Sphinx (Louvre). Santoro n’a pas utilisé cette œuvre du panthéon artistique occidental mais le rapprochement est frappant (Oedipe dont la position rappelle la structure en bois, le Sphinx, adossé au rocher, …)

On se tromperait néanmoins, s’arrêtant à cette reminiscence, en pensant qu’il s’agit d’une nouvelle « illustration » du mythe. Car Santoro ajoute la fragilité/violence  et la présence physique – et vitale pour la pièce – du lien entre les protagonistes (la vitre entre le dessin/Sphinx et la structure en bois/Œdipe) d’où nait l’équilibre qui tient tout.
A cette aune, le mythe se pourrait lire autrement et l’histoire varier : et si Œdipe tout en sachant la réponse à l’énigme, tout en révélant au Sphinx qu’il en a percé les secrets, avait néanmoins refusé « son » destin ? Et si un équilibre précaire avait pu en résulter ?
Le point de départ repose sur les prédiction de  l’oracle Tirésias : Jocaste et Laïos ont voulu savoir et, sachant, contrarier le destin ce qui en précipite les effets. En brisant le verre, l’œuvre s’écroule et devient ruines ou une autre œuvre, en fonction du regard qu’on lui porte. Et le verre est brisé
La pièce de Santoro peut ainsi être approchée comme une métaphore sensuelle et redoutable à la fois de la précarité d’une condition bâtie, par essence, sur les révélations du savoir et la capacité à accepter, malgré tout, une part d’obscurité, de mythe et de mythologie ; elle nous interroge sur l’équilibre entre ces forces contradictoires mais au fond complémentaires où se fonde de quelque manière, notre libre arbitre … et en conséquence notre propre humanité.

Une œuvre forte loin de la cacophonie clinquante des projecteurs superficiels. Une oeuvre intrigante aussi car elle sollicite la mémoire visuelle confusément encombrée de fantômes : le tableau de Ingres, notamment.

Revoir le tableau du Louvre (1808 remanié en 1827) est certes un excercice de style si il s’agit de le rapprocher de la pièce de Santoro formellement très éloignée. Mais pourtant …

Jean-Auguste-Dominique INGRES (Montauban, 1780 - Paris, 1867) Oedipe explique l'énigme du sphinx 1808-1827 © Musée du Louvre/A. Dequier - M. Bard

Jean-Auguste-Dominique INGRES (Montauban, 1780 – Paris, 1867) Oedipe explique l’énigme du sphinx 1808-1827 © Musée du Louvre/A. Dequier – M. Bard

Le sens apparent du sujet est explicité par la manière dont Ingres le peint : Oedipe, athlète musclé, est beau comme un Dieu grec (mais d’une beauté ambiguë car physiologiquement inexacte) et adopte l’attitude du sage qui explique, de celui qui sait. Le Sphinx jeté dans l’ombre semble sur la défensive, effaré et déjà vaincu. Cette confrontation ainsi peinte pose la question de la supériorité de l’humain sur l’animal, de l’intelligence sur la brutalité, de la civilisation sur le chaos et semble a priori apporter une réponse affirmative en faveur de cette supériorité. C’est du moins l’interprétation “classique” du tableau et peut être son sens originel dans sa première version (1808).
Or la pièce de Santoro, apparemment plus riche car plus subtile, oblige à mieux regarder. Ingres même presque débutant en 1808 n’est pas un peintre si littéral. Sous le Sphinx, une grotte abrite manifestement un cadavre dont on voit un pied et à coté, un crane; au fond un homme s’agite, affolé; Oedipe est armé : il n’est donc pas seulement un sage qui sait et convainc; la scène est peinte dans un lieu obscur et retiré loin des regards et des foules, sans autres témoins directs que les morts… et Oedipe argumente et semble chercher à convaincre le monstre. Le geste de sa main gauche, index tendu, comme le visage proche de l’interlocuteur, évoque une discussion policée et tisse un lien visible entre les deux (comme la vitre). Ainsi, le combat de l’intelligence contre l’obscurantisme se ferait armé, mais en confiance, loin des regards, au beau milieu d’un charnier…
Le tableau pourrait se lire différemment, comme la métaphore du combat mortel et sanglant (et l’histoire, récente pour Ingres, en portait témoignage) entre foi et raison mais dont les victimes ne seraient pas les protagonistes eux mêmes – complices – mais bien ceux qui les écoutent ou leur sont assujettis (le personnage affolé du fond ajouté en 1827). Le tableau d’Ingres mettrait alors moins en jeu la participation active du spectateur que ne le fait la pièce de Santoro et appuierait d’avantage sur l’ambiguité politique et collective du lien, de “l’énigme” entre Oedipe et le Sphinx – du savoir. Il ne s’agirait pas de libre arbitre (équilibre) ni de destinée, mais plutôt du combat mortifère de nos propres idéologies qu’elles soient foi ou science, édictées par des autorités dominatrices finalement similaires car en quête du même pouvoir, irrationnelles/religieuses (Sphinx) ou politiques/rationnelles (Oedipe, roi)

Ingres, tout en croyant en la supériorité manifeste de l’homme et de l’intelligence, en citoyen de son temps, avait-il, au fond, moins foi en l’humanité et en la cité – au sens grec – que Santoro ?

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