Les enluminures du Louvre s’exposent. L’occasion de découvrir quelques pièces rarement montrées, dont certaines sont fameuses, telle la charité de Saint Martin de Fouquet, scène extraite des Heures d’Étienne Chevalier.
Cette miniature à elle seule justifierait d’aller voir l’exposition malgré des conditions de présentation difficiles (reflets des éclairages qui nuisent à la lisibilité de la pièce).
Le tableau est fort connu : au centre, à l’angle d’un pont et d’un quai un cavalier à l’arrêt remet l’épée au fourreau après qu’il a partagé son manteau pour le donner à un pauvre. Celui-ci semble esquisser un geste de supplique. A gauche le cortège en mouvement s’éloigne déjà vers une porte fortifiée ; à droite, le cortège à l’arrêt attend le dénouement. Au centre, derrière les protagonistes, une ville au bord d’un fleuve… dessous des anges encadrent des lettrines et deux autres scènes peintes en camaïeux d’ors.

Jean FOUQUET (Tours, vers 1415/1420 - id., entre 1478 et 1481) Saint Martin partageant son manteau Vers 1452-1460 © R.M.N.
L’image principale est frappante par la sophistication des procédés picturaux employés sur une échelle pourtant réduite. Le peintre utilise deux points de fuite pour mettre en valeur le cortège, divisé par le geste de Martin : l’un structure l’espace sur la gauche l’autre sur la droite. Les deux espaces sont liés par un premier plan en arc convexe, créant un effet panoramique spectaculaire. La sensibilité de la touche n’est pas moins remarquable : reflets sur le fleuves et dilution des couleurs avec l’éloignement, chatoiement des verts, ocres, rouges, bleus … au premier plan. Tout concourt à créer une image convaincante et illusionniste.
Cette recherche d’illusion convaincante n’est pas unique dans le livre conçu pour Étienne Chevalier ; on croit reconnaître à plusieurs endroits des paysages (palais de la Cité, Vincennes) où l’espace est conçu pour induire un sentiment d’immersion, de familiarité, d’empathie. Chaque scène est peinte comme contemporaine. Le peintre imagine ainsi un monde auquel son commanditaire puisse peu ou prou s’identifier. Et c’est tout l’enjeu ici de ces peintures contemplées dans la retraite d’un oratoire, à bout de bras, dans une proximité charnelle où le message s’adresse à une personne : la scène vise à inspirer « l’imitation », à provoquer la « charité » d’Étienne Chevalier.
Si on observe attentivement le tableau, on verra à quel point il s’agit d’illusion et non de réalisme. On voit bien une ville que l’on a voulue identifier (Tour, Paris) et en effet le paysage est-il suffisamment parlant pour qu’à l’époque le lieu soit identifiable, je veux dire que l’image mentale induite par l’œuvre s’associe à l’image mentale d’un lieu familier, sans en être en rien une vue « photographique ». La représentation elle même donne plus à voir que ce que l’œil d’un spectateur en pieds pourrait embrasser. Et le cortège est plus vrai et monumental, plus discipliné et ordonné que ne le serait la cohue d’un groupe de cavaliers pris, déjà, dans les embarras de Paris. Car il s’agit de montrer le temps suspendu, l’instant qui arrête l’histoire et en change la marche – illustrée littéralement par l’arrêt du cortège – où se manifeste la bonté d’un homme, illustration vivante de l’Amour de Dieu; un instant nécessairement « miraculeux » d’ordre et de sens.
Fouquet nous raconte d’abord une histoire pour éduquer et canaliser l’observant vers le sens spirituel profond du récit. Ses moyens sont mis au service de ce récit. Cinq siècles et demi après son exécution, parce que l’artiste a investi tout son savoir et son talent, l’effet opère toujours.