Le XVIIIe est à l’honneur en ce moment à Paris : le musée des arts décoratifs consacre une rétrospective à l’art du vernis et de la laque dominé par la famille Martin ( qui a donné son nom à une technique dite au « vernis Martin ») et le musée Jacquemart André s’intéresse à l’art des fêtes galantes de Watteau à Fragonard. Il s’agit là comme ici de voir, moins certainement de revoir, quelques œuvres d’exception, témoins d’un goût, mais aussi acmé d’un art de vivre et pour certaines, de l’histoire de l’art. Au musée des arts décoratifs, outre des commodes, des panneaux pour berlines ou pour clavecins, des coffres de toilettes ou de pendules, des vestiges de boiseries rappellent la perméabilité des arts et techniques, des objets d’usage vers le monumental où s’immiscent les références aux artistes alors en vogue : Boucher, Greuze… Ces décors perdus ressuscitent les fantômes d’un goût pour un Orient recréé et fantasmé : alors les objets importés de Chine ou du Japon étaient un summum de luxe et, exhiber des céladons sur le plateau de sa cheminée de brèche violette, un comble du raffinement. Mais au-delà du clin d’oeil nostalgique et décoratif, la technique des frères Martin éblouit. Richesse de la matière en léger relief, des couleurs et des reflets, maîtrise de la mise en scène, tout rappelle qu’en matière de décor, décidément, le Siècle des Lumières a atteint des sommets difficilement dépassables. Il s’agit d’un art pour le plaisir, pour les plaisirs du Prince, en effet. L’œil se régale sans heur ni résistance ce qui n’interdit pas les surprises et les allusions…
La perméabilité des techniques : un temps où les artistes les plus en vue s’exerçaient aux arts dits mineurs (concept académique par essence), et nous amène à Watteau, dont la formation au coté de Claude Audran, rappelle qu’il s’exerça avec succès à l’art raffiné des grotesques, décors dont le succès fut fulgurant à la cour comme à la ville vers 1700. Et Watteau et Fragonard appartiennent au même univers, d’ombres et de reflets magnifiés par la laque. À Jaquemart André, on prolonge ainsi l’immersion dans cet univers de luxe et de raffinement par la peinture: les Fêtes galantes. On ne compte plus les expositions dévolues à ce thème où le Verrou de Fragonard et quelques saynètes plus osées rappellent les jeux érotiques des Grands, jeux de pouvoirs autant que de sexe que Laclos immortalisa par le verbe. Le Verrou n’est pas présent ici pas d’avantage que les scènes trop explicites: de gentils de Troy, Pater, Lancret rappellent la délicatesse d’un art presque précieux jusqu’à la mièvrerie, qui lui a nui au retour des mâles grandeurs du néoclassicisme. Et puis, il y a Watteau et Fragonard et notamment: la Recréation galante (1717-1719) de Watteau et le mythique La Fête à Saint-Cloud (1775-1780) de Fragonard – oeuvre rare, prêtée par la Banque de France, qui justifie la visite de l’exposition. Oeuvres qui, à rebours, renvoient David à sa virilité de caserne et vengent tous les autres de n’avoir plus voulu de muscles bandés et de meurtres sanglants.
Il y a une singulière résonance entre ces deux oeuvres : dans l’organisation des groupes de personnages ensembles et tout à la fois étrangers les uns aux autres, par la présence d’une nature reconstruite de fontaines et de statues et la façon dont le regard est conduit vers le fond par une trouée – à gauche chez Watteau, sur le ciel et la campagne, à droite chez Fragonard sur le jet d’eau.
Watteau accorde à sa joyeuse bande plus d’importances apparentes : elle est cadrée plus serrée, plus proche de l’observateur qui en remarque les jeux de regards, les gestes et les incongruités qui troublent le sens. Un comédien à gauche fanfaronne, des enfants agacent un chien indifférent que protège une fillette trop sage; on joue de la musique et les mains, équivoques, se tendent, se touchent et se caressent. Les putti si innocents de la fontaine de pierre semblent vivants à jouer avec un bouc, allusion non voilée au plaisir de la chair. Et la forêt sombre incarne cet appel sauvage qui souligne le raffinement de ces jeux, policés et raffinés, comme Le Nôtre travaillait ces jardins : au-delà des parterres, derrière les murs de frondaisons, la campagne peut être, ou …
Fragonard ne pose pas le même regard sur une nature devenue solaire et élégiaque où l’homme se perd. Les groupes sont plus lointains, les arbres plus grands, plus présents encore, plus individualisés, faisant masse ou solitaires, droits, tordus… On distingue moins le jeu des regards qui individualise, mais une foule. Il ne s’agit plus non plus de musique ou de théâtre, mais de marionnettes et de bateleurs de foire… ce qu’il y avait d’aristocrates dans le tableau de Watteau est concentré au centre chez Fragonard – ou pas, noyés dans une populace encore bon enfant. Et le jet d’eau est la trouée fantomatique de lumière qui irradie toute l’oeuvre de reflets d’or. La nature n’est plus un faire-valoir de la civilisation, mais une force à la fois tranquille, domestiquée et pourtant redoutable par sa taille et sa violence possible : un coup de vent a couché la caisse au premier plan.
L’aisance de l’un comme de l’autre à raconter leur histoire est confondante, à nous immerger bien après dans leur monde; ils sont des observateurs de leur temps qu’ils suspendent en mille questions au fond intemporel. Jeux de vie, de mort et de plaisir passent et reviennent, où le bonheur est si volatile qu’un souffle peut l’anéantir. À ce titre la Fête à Saint-Cloud est sans doute un des plus beaux tableaux – des plus mystérieux aussi – oeuvre jubilatoire et irradiante au point que l’on entendrait les cris des bateleurs et les milles perles d’eau du grand jet, après l’orage, avant le drame, quand les Lumières s’éteignent.

