La descente de Croix : le livre

Le Musée du Louvre a publié fin 2013 dans le cadre de la collection Solo, un fascicule d’un peu plus de soixante pages dédié à la descente de Croix en Ivoire, qui a fait l’objet d’une campagne de mécénat pour acquérir deux statuettes manquantes et miraculeusement retrouvées (voir post précédent).

Co rédigé par Elisabeth Antoine-König du département des objets d’art et Juliette Levy-Hinstin restauratrice de l’Institut du patrimoine, l’ouvrage constitue la parfaite synthèse de tout ce que l’on sait sur ce sujet, son histoire, son iconographie, son style, sa polychromie et son état de conservation. Un document qui rend compte idéalement du travail de recherche et d’étude qui a accompagné l’acquisition des deux statuettes de Saint-Jean et de la Synagogue.

On peut s’arrêter effectivement à cette lecture du fascicule et à ce pour quoi il a été écrit : on parle d’un objet d’art; le plan de l’ouvrage est conforme aux attentes du lecteur de ce type de travail, académique et sérieux; le contenu est scientifiquement irréprochable, sans nul doute; la présentation matérielle du fascicule est satisfaisante, sans luxe. L’ensemble est lisible et agréable.

Alors quoi ?

Pages 19 et 20 du livre, E. Antoine-König aborde le sujet inévitable en histoire de l’art : le style, le contexte, bref l’attribution. Ce sujet très complexe est abordé en à peine plus d’une page, la qualité de l’oeuvre obligeant l’exercice, mais la taille du fascicule interdisant de s’étendre. L’auteur évoque les sculptures monumentales de Reims (façade ouest, la synagogue du transept sud) et de Strasbourg (la synagogue) et d’hypothétiques sculptures sur bois; hypothétiques, car aucun exemple concret n’est donné. Quoi qu’il en soit, il ne fait pas de doute pour l’auteur que ce sculpteur sur ivoire était en étroit contact avec la sculpture monumentale, et vraisemblablement était lui même un grand sculpteur : « Ce maître sculpta certainement des oeuvres monumentales, dans la pierre peut-être, dans le bois sûrement, dont la technique de taille est similaire à celle de l’ivoire » (page 20)

Or, tout le texte parle d’un objet d’art, exposé au département éponyme du Louvre, sans qu’il soit à aucun moment matériellement possible de mesurer le talent du maître de la descente de Croix aux oeuvres monumentales contemporaines présentes au Louvre même (le Childebert du département des sculptures par exemple, quand bien même la comparaison ne serait pas directement pertinente, les deux oeuvres restant toutefois proches par leur style, leur chronologie et leur contexte de production probable.)

Et la « fonction » de l’oeuvre au sens le plus large – d’usage immédiat, mais aussi symbolique, politique, artistique – n’est abordée que très brièvement (pages 10-11) sous l’aspect – sic – d’« Une image de dévotion unique »

N’est-il pas quelque peu paradoxal de souligner les qualités plastiques manifestement hors norme de l’artefact tout en le réduisant, nolens volens, en simple objet utilitaire de grand luxe ? Et cette segmentation – objet d’art, grande sculpture – est-elle signifiante dans le contexte de l’époque – on sait la réponse plutôt négative ?

Dans la mesure où l’acquisition de deux statuettes en ivoire de quelques dizaines de centimètres n’est pas de nature à bouleverser deux cents ans d’organisation muséale, on pouvait au moins espérer que le fascicule comblât cette segmentation anachronique pour le XIIIe siècle; que les auteurs pussent d’avantage approfondir la valeur symbolique, intellectuelle de l’oeuvre, voire l’enjeu des ivoires et des objets d’art, dans la propagation d’une culture et d’un style – notamment de la sculpture monumentale du nord de la France possiblement par le biais de tels artefacts, conçus, pourquoi pas, comme vitrine d’un savoir-faire matériel et intellectuel.

Sans verser dans l’excès (tel que le catalogue « Der Naumburger Meister » de presque 1600 pages, pour évoquer un maitre presque contemporain de celui de la Descente de Croix du Louvre, type de travail dont on notera au passage qu’il est à peu près inconcevable aujourd’hui de ce côté du Rhin), le sujet méritait davantage de développements. Mais sans doute n’était-ce pas possible compte tenu des moyens mis en oeuvre et de la structure qui les chapeaute.

J’en viens à m’interroger sur la possible contamination du propos des auteurs par l’organisation même du musée en départements par supports ou techniques (peinture, sculpture, estampe, objet d’art …) suivant une classification héritée de la période baroque, au moins, et de l’Académie (histoire, portrait …), et dont la pertinence se perd. Organisation qui , en l’occurrence, trouble, me semble-t-il, la perception par les auteurs – et le public – de la portée historique, artistique et intellectuelle de la pièce et d’une certaine façon, entretient implicitement dans ce texte une ambiguité paradoxale et contradictoire sur la nature de ce qu’il présente : art – sculpture monumentale – ou artisanat – objet d’art ?

Ce modeste exemple rappelle incidemment que l’histoire de l’art est aussi conditionnée par le cadre – matériel et intellectuel – où elle s’exerce et qu’elle n’échappe pas toujours aux reflets de problématiques peu liées à son objet apparent, aussi modestes et mesquines soient elles. Il s’agit là d’évidences qu’il me plaît de rappeler et dont on trouvera une magistrale illustration, à un tout autre niveau et sur un tout autre enjeu, dans La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’ histoire de l’art en France et en Allemagne (1870-1933) de Michela Passini, entre autres. Les querelles entre historiens allemands et français à propos du Gothique procèdent d’une instrumentalisation tout sauf innocente d’une culture passée, censée exprimer la quintessence de l’âme nationale…

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