Napoléon III et la révolution de l’image

« Donc c’est fait. Dût rugir de honte le canon,

Te voilà, nain immonde, accroupi sur ce nom !

Cette gloire est ton trou, ta bauge, ta demeure !

Toi qui n’as jamais pris la fortune qu’à l’heure,

Te voilà presque assis sur ce hautain sommet !

Sur le chapeau d’Essling tu plantes ton plumet ;

Tu mets, petit Poucet, ces bottes de sept lieues ;

Tu prends Napoléon dans les régions bleues ;

… »

Victor Hugo, Les châtiments (1853)

Les premiers vers de Napoléon III d’Hugo résument le fond d’images qui peuplent souvent l’esprit quand on évoque le Second Empire : le règne d’un homme sans importance, porté au pouvoir sans y avoir été destiné, singe pathétique du grand Napoléon, l’homme des victoires et du Code. On oublie que Louis-Napoléon, président élu en 1848 d’ailleurs avec le soutien d’Hugo, fut le premier chef d’état français à bénéficier de la légitimité qu’octroie le suffrage universel ce qui n’est pas tout à fait anecdotique. Zola est plus subtile, qui l’appelle le « Sphinx », soulignant l’énigme que constitue l’homme, sa personnalité réelle échappant à l’analyse. Dans ses Rougon-Macquart, il expose les bouleversements sociaux du moment, dans tous les domaines : l’argent, l’art, le commerce, l’industrie et les conditions du travail mécanisé… rendant indirectement une forme d’hommage au foisonnement de l’époque.

Et à Paris , les avenues d’Haussmann, le Palais Garnier et les grands magasins sur les boulevards, comme les théâtres, témoignent encore que la capitale est presqu’une ville du second Empire et de la IIIe république naissante qui a prolongé sa politique.

Ce moment d’afflux de richesses, de transformations, est l’objet d’une exposition à Orsay : Spectaculaire Second Empire1.

S’agissant d’une exposition « d’art » d’autres idées bien ancrées sur la période surgissent d’emblée : éclectisme synonyme de surcharge; art de cour bourgeois imprégné du goût des fortunes trop vites acquises et aussi vites perdues (Zola, La Curée); on pense au décor surchargé des appartements du Louvre et aux portraits complaisants de Winterhalter. On songe à une société étourdie de spectacles, de fêtes, de futilités, éprise du paraître… où des cocottes deviennent duchesses et se fond bâtir des palais de mille et une nuits (Hotel de la Païva 1856-1865) et où Offenbach amuse la galerie avec génie.

L’exposition ne dément rien : tout est là. Une cour qui semble perdue dans ces palais empruntés aux rois et princes de jadis, les Tuileries, Saint-Cloud, Fontainebleau, Compiègne (Versailles, depuis Louis-Philippe, n’est plus qu’un musée et l’Elysée a été déserté dès 1852). L’habit est trop grand qu’on rembourre de fastes opulents qui rappellent autrefois : l’Impératrice reprend le style en vogue sous Marie-Antoinette, et commande des meubles Louis XVI « hyperboliques ». Napoléon prolonge les fastes louis-quatorziens, stucs, peintures, dorures.

Ni Eugénie ni Napoléon ne sont de vrais amateurs d’art; ils aiment le luxe et le décorum propre à leur rang. L’empereur est passionné d’archéologie (Musée de Saint Germain dont les premières salles sont inaugurées en 1867) et collectionne les armures ( collection présentée dans la salle des Preuses à Pierrefonds, décision prise en 1865). Il achète quelques tableaux au salon (La naissance de Vénus de Cabanel, 1863). Eugènie, on l’a écrit, vit de nostalgie ancien-régime.

Pourtant, en 1863, s’ouvre le premier salon des refusés sur l’initiative de l’Empereur lui-même, après qu’il eut trouvé le jury trop sévère. Et d’une certaine manière le monde des possibles parut basculer alors : Manet y présenta son Déjeuner sur l’herbe (1863).

Mais l’oeuvre était déjà peinte… Car si l’exposition ne cache rien des fastes de cour, elle dessine les courants bien plus profonds et essentiels qui sourdent sous les ors, en particulier la rivalité entre Londres et Paris pour l’organisation des expositions universelles. En 1867, l’événement attire dix millions de visiteurs payants, et plus de cinquante mille exposants; l’industrie française du luxe triomphe.

L’industrie : le mot est lâché. L’époque est celle d’un essor industriel massif. En France, en particulier, sont mis en oeuvre des moyens mécaniques de production en série d’objets de luxe. Les inventions dans se domaine se démocratisent très vite, et d’abord la photographie grâce au « procédé au collodion humide » (1850). Nadar commercialise en masse ses tirages dès le début des années 50.

L’exposition présente nombre de clichés : des portraits, notamment. Tout le monde veut son portrait du simple « bourgeois » au richissime financier (Zola s’en est moqué). La haute société est en pointe sur ce sujet; la cour aime le portrait photographique, en carte de visite ou plus monumental, prise de ce tourbillon narcissique fréquent dans les milieux de pouvoir. Chacun pose, souvent en habit du jour, ou même de cérémonie, (par exemple la série de Disdéri consacrée au baron Adlophe de Rothschild, 1858) parfois dans des mises en scène empruntées aux vieux maîtres. Les « artistes » aussi s’emparent du médium pour préparer leurs oeuvres, comme Degas; la photographie se substitue à l’antique camera obscura. L’image, qui plus est fidèle, est partout, pour presque tous, envahit tout. On documente les transformations de Paris: la reconstruction du Louvre, l’édification du nouvel Opéra et le percement des avenues.

Princesse Metschersky en huit poses, quatre assise et quatre en pied, André-Adolphe-Eugène Disdéri, 1860

Princesse Metschersky en huit poses, quatre assise et quatre en pied, André-Adolphe-Eugène Disdéri, 1860

Les objets d’art profitent du même essor : Barbedienne associé à Achille Collas depuis 1838, sait reproduire mécaniquement n’importe quel ronde-bosse et en produire des copies en série, notamment coulées en bronze. Il en est de même de pièces contemporaines conçues avec l’aide de Sévin. La reproduction de la porte de Ghiberti pour le baptistère de Florence reçoit la grande médaille d’honneur à l’exposition universelle de Paris 1855.

Les objets et meubles présentés se ressentent de cette mécanisation des moyens : leur technique est souvent incomparable et même novatrice (Cabinet néo renaissance de la maison Fourdinois, 1867); le résultat parfois « étrange » dans l’historicisme inventé (le Médailler triomphe de Mérovée de Diehl, Brandely, Frémiet, 1867); et parfois futuriste par la modernité des formes (Fauteuil pliant n°2, Thanet frères, 1860). On produit du Boulle plus « versaillais » que les originaux (le nom vaut manifeste : Table de milieu, genre Boulle, dans le style Louis XIV, Frédéric Roux, 1867) et du Louis XVI qui semble subrepticement s’évaporer vers des confins de temps futurs, art déco (Bas d’armoire, Diehl, Brandely, Guillemin, 1867). Mécaniques, parfois au corps défendant des artistes, aucun n’arrache plus la moindre émotion.

Médaillier au Triomphe de Mérovée, présenté par Charles-Guillaume Diehl lors de l'Exposition Universelle de 1867. Musée d'Orsay, Paris.

Médaillier au Triomphe de Mérovée, présenté par Charles-Guillaume Diehl lors de l’Exposition Universelle de 1867. Musée d’Orsay, Paris.

L’architecture n’est pas en reste où l’emploi de l’acier se généralise dernière des façades de pierres souvent historicistes et fastueuses (Palais de l’industrie de Viel et Barrault, rivale du Christal Palace de Londres, 1855, mais aussi structure du Palais Garnier, commencé en 1861, inauguré en 1875, objet sans style, objet de tout style, objet de style Napoléon III et manifeste du règne ).

Et les voyages deviennent toujours plus aisés par la multiplication des voies de chemin de fer dont on accélère le développement pour rattraper l’Angleterre (pas loin de 16000 km de voies en 1870 pour presque 25000 outre-Manche). La bonne société, drainant bientôt les artistes, découvre les bains de mer, dans le Nord, en Normandie ou à Biarritz (Sur la plage, Boulogne sur mer, Manet, 1868; Hôtel des Roches-Noires, Trouville, Monet, 1870); le populo et les artistes explorent la banlieue (La Grenouillère, Renoir, 1869). On mange en plein air, sur l’herbe. (Le déjeuner sur l’herbe, Manet, 1863)

Sous l’apparence d’une société d’apparat, bourgeoise, figée dans les conventions, la révolution qui conduit à la modernité est en marche. La salle où les commissaires restituent un accrochage proche de celui des refusés de 1863 est éloquentes : La naissance de Vénus de Cabanel voisine Le déjeuner sur l’herbe de Manet. Les deux oeuvres sont de 1863, exposées au salon, l’un officiel, l’autre chez les refusés. Dans un sens, Cabanel, dans la convention et la tradition, est plus « licencieux » que Manet selon une certaine perspective de la haute société de l’époque – est-ce ce qui a attiré l’empereur ? Mais Manet oriente la peinture vers son avenir, en scrutant le présent. L’espace contemporain entre en scène autrement qu’en « genre ».

La naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863

La naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863

Le déjeuner sur l'herbe, Edouard Manet, 1863

Le déjeuner sur l’herbe, Edouard Manet, 1863

On comprend alors ce qui a été en jeu : la production en série, la reproduction parfaite et mécanique de la nature, notamment par la photographie ont, en quelque sorte, produit une démonstration par l’absurde. Comme on voyait bien qu’aussi fidèles qu’elles fussent, toutes les photographies ne se valaient pas; comme on percevait que la perfection de la main était progressivement supplantée par l’infaillibilité de la machine, ni l’imitation de la nature, ni le sujet, ni le fini du faire ne pouvaient manifestement encore constituer des attributs du geste artistique; la démonstration était faite que l’art n’avait pas de rapport réel, au fond, avec ce qui en avait sous-tendu quelques théories depuis l’antiquité en Occident; ce n’étaient que prétextes et conventions, librement et nécessairement consentis, moyens de faire passer la pilule, si je peux dire. Il avait fallu que les peintres, les sculpteurs, représentassent des êtres et des choses « ressemblants », des « trompes-l-oeil », pour les faire reconnaitre et accepter par des commanditaires et surtout un « public » plus souvent conservateurs que progressistes et qui appréciaient ces « miroirs du monde » comme les artistes avaient nécessité de s’y trouver, dans un échange fécond où un dialogue était possible; qu’ils empruntassent à la fable, à l’église, au pouvoir, pour que la référence couvre l’audace des « sous-textes » (les Menines de Velasquez, par exemple), dans un jeu dont les plus subtils non seulement n’étaient pas dupe, mais le cherchaient. Tout cela, de tout temps… Manet largue les amarres.

Après tout, quel est l’objet de la Joconde sinon, d’une certaine façon, la peinture elle-même, c’est à dire exactement l’objet des Manet, Monet, Renoir … et, au-delà, de la place que l’on s’accorde au monde en se le représentant ? En France même, le « je ne sais quoi » théorisé vers 1670, avait déjà ouvert une brèche. Mais cela, et bien d’autres encore, ne pouvait pourtant pas constituer une « démonstration » pour le « public », comme ce fut la cas alors, autour de ce premier salon des refusés de 1863, entre Cabanel et Manet, au son d’Offenbach dans le trop-plein, déjà, des photographies du gotha.

Le Second Empire est bien le terreau où cette première révolution prend ouvertement et publiquement corps; le commencement de ce qui éclate 40 ans plus tard, qu’on admire chez Chtchoukine et que nous suivons toujours.

Cette exposition, où l’on voit des « horreurs » monstrueuses à notre regard révolutionné par ceux-là même qui ont fait cette histoire, est d’une certaine façon le complément historiographique de celle de la fondation Vuitton. Comme pour elle, on se félicite de l’intelligence des commissaires, de l’accrochage et du propos.

  1. [] http://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/expositions/au-musee-dorsay/presentation-detaillee/article/spectaculaire-second-empire-44074.html?txttnews%5BbackPid%5D=99&cHash=db58067304