Divagations: à propos des bureaux de André-Charles Boulle pour Trianon

Je ne sais pourquoi, peut-être une sourde nostalgie de grandeurs révolues, mais les fastes louis-quatorziens sont d’actualité en Europe et en France (exposition Boulle à Francfort, exposition Louis XIV à Versailles).

Étrange retour des choses pour un art respecté certes mais peu regardé et même longtemps suspect. On sourit aux férocités de Saint-Simon qui a grandement contribué à réduire dans les esprits la période aux effluves embaumés et mortifères de la poudre, aux bons mots assassins, aux perruques mal accrochées sur des têtes trop mal assurées.

Il fut longtemps de bon ton que Louis XIV fût regardé comme un tyran. Point de vue commode et républicain qui n’a pas contribué à éveiller la jeunesse éduquée à l’école de la République aux fastes du grand roi. J’exagère ? Il suffit de relire de vieux livres d’histoire pour imaginer le fracas des esclaves mourant à construire la folie versaillaise ; les ouvriers opprimés ; le luxe effrayant…

Il y a du vrai sans doute à rêver cette période noire pour mieux croire à un temps plus doux… ce rêve là passant, le regard peut-être est plus lucide sur ce temps certes dur et cruel aux pauvres, mais bien moins sombre et tyrannique que l’épopée dressée à sa propre gloire par la IIIe république l’a fait accroire à ses écoliers.

L’apprentissage de l’histoire n’est pas, n’est plus, le seul écueil à voir l’art de ce temps là. Notre goût répugne désormais aux dorures, marqueteries et formes opulentes. Ne sommes nous pas éduqués pour gouter les matériaux bruts, les formes simples, les couleurs unies ? Un meuble par exemple, se doit d’être fonctionnel, et de ce point de vue, le mobilier industriel atteint une efficacité qui explique peut être l’engouement formidable dont il fait aujourd’hui l’objet.

Apprécier un meuble Boulle tiendra bientôt de l’exercice du paléontologue qui n’imagine pas une telle « chose » « vivante » je veux dire moderne, présente, ici, maintenant. Et si pourtant…

Imaginons un instant les commodes Mazarine – « bureau en commode » – livrées en 1708 pour l’appartement du roi à Trianon en tenue industrielle, débarrassée de leurs bronzes et de leur placage, puisqu’il faut pour les voir à nouveau que ces vénérables ancêtres se parent des atours du moment : matériaux bruts, couleur unie.

Les formes : des pieds en colimaçon reliés par une courbe à un tiroir opulent qu’ils soutiennent avec fermeté ; un second tiroir dont les courbes sont inverses, version efflanquées du précédent ; un plateau qui déborde soutenu par des jambes en arc souples et pliés comme les pates d’un animal prêt au bond. Un mélange subtilement équilibré de puissance dans la partie basse et de grâce plus haut souligné par les volutes contrariés des pieds. La ligne droite, tant chérie désormais, est bannie : courbes et sensualité comme chez Rubens et le même sentiment révélé : l’opulence de ses femmes peintes nous renvoie à nos cadavres anorexiques comme Boulle au dessèchement stérile de nos sens… le monde animal contre le minéral. Nues, les commodes sont des bêtes…

AC Boulle - bureau pour Trianon 1708 - photo RMN

Alors, rhabillons les !

Les pieds des jambes sont des pattes léonines puissantes. Leur volute s’achève en tête de femmes aux ailes déployées. Pas une n’est semblable à l’autre ; chacune a sa coiffure son sourire ou son air sérieux. Et pourtant un regard rapide les confondrait : la disposition est la même établissant une dissymétrie dans la symétrie. Les Sphinges de la commode sont à la fois quatre et une, multiples et unies. Étrange choix en ce temps et qui semble nous interroger et poser une énigme. Boulle leur donne grâce et beauté, la beauté venimeuse du maléfice.

Les baguettes de bronzes ciselées soulignent les tiroirs et quadrillent les formes de lignes horizontales ou courbes fermement moulurées. A contrario de nos habitudes, la géométrie de la ligne est introduite par l’accessoire.

Les surfaces sont marquetées de volutes de cuivre sur un fond sombre d’écaille, toutes en courbes et arabesques. Là encore la symétrie et la dissymétrie jouent l’une de l’autre car les motifs sont subtilement différents d’une moitié à l’autre et d’une face à l’autre ; une fleur est plus grosse là, une branche plus fine, une volute plus appuyée. Ces variations insufflent la vie dans ce qui aurait pu n’être qu’un exercice de géométrie et rappellent la main qui les a conçues et non la machine. La vie, encore.

Enfin poignées et serrures s’affichent au delà de toute mesure, cerclées de bouton ou de feuilles ; deux en bas et une seule poignée sur le tiroir du haut. La dissymétrie dans la disposition des « ustensiles » crée un effet pyramidal qu’accentue l’ampleur du motif sur le tiroir supérieur en contraste avec la simplicité des poignées du tiroir inférieur. L’accessoire devient la source de la tension dynamique de la façade …

Habillée, les commodes sont plus convenables, mais conservent leur tension animale. Elles ont acquis le mystère venimeux des divinités qu’elles abritent et qui nous susurrent une histoire. Un meuble qui vit, un meuble qui raconte, voila bien une incongruité !

Car ce ne sont ni les formes, ni les couleurs, ni l’or, ni le marbre ni les bronzes qui, finalement, nous dérangent le plus. Mais la présence. Une présence qui n’est pas seulement la résultante triviale du volume de l’objet physique, mais des murmures qu’il instille. Je ne sache pas que l’on puisse gouter maintenant la souplesse des formes et les fables mythologique en rangeant ses chaussettes. La fonction rangement, parce qu’elle est exclusivement une fonction, s’accommode mal, pour nous, de ces « ornements » de l’esprit. Les commodes pour l’appartement de Trianon appellent à des divagations et des légèretés de l’âme qui n’ont plus cours – hélas, peut-être – et nous distraient de ce qui nous est devenu une drogue : l’efficacité immédiate et opérationnelle, comme la mort.

Boulle ou la jubilation des formes.

Post-scriptum : quelques éléments historiques et réflexion supplémentaires…

La paire de meubles dont il s’agit ici est sans doute l’ensemble le plus fameux de l’ébéniste André-Charles Boulle, à la fois en raison de sa qualité intrinsèque et du prestige du commanditaire supposé être Louis XIV lui-même, pour son nouvel appartement à Trianon[i].

Pour autant, ces pièces insignes restent d’illustres inconnues.

Tout d’abord et malgré l’évidence de leur similitude, s’agit-il vraiment d’une paire ? Les deux « commodes » n’ont pas été livrées en même temps (sans doute courant du premier semestre 1708[ii]) et n’ont jamais été présentées ensembles. La première livrée a trouvé place semble-t-il dans la chambre du roi et l’autre dans la grande antichambre toutes deux face à la cheminée. Les deux meubles étant en tout point semblables dans leur forme et leur choix décoratif on se serait attendu à ce qu’ils fussent utilisés en symétrie, comme à Vaux où des copies sans doute anciennes sont placées – disposition moderne – de part et d’autres du lit dans la chambre de parade (dite chambre du roi). S’agit-il alors d’une seule commande ou de deux successives ? Vraisemblablement d’une seule mais la question mérite d’être posée.

Cela interroge sur leur fonction… dont en réalité on ne sait pas grand-chose. Ces meubles insolites ne semblent pas avoir eu un usage déterminé ni être très utilisés et du reste c’est le principal reproche qu’on leur fera au milieu du XVIIIe siècle quand ils quitteront Trianon. Leur désignation même – bureau en commode, bureau…- est flottante.

Le motif des Sphinges dont la présence est très forte et domine la composition, semble a priori une invention purement décorative de Boulle. Mais, tout aussi bien, ce choix a pu être délibéré. Le motif du Sphinx ou, dans la version grecque ailée choisie ici de la Sphinge, a été utilisé entre autre par Le Brun dans la voute de la grande galerie à Versailles. Le casque du roi en est plusieurs fois orné en référence à Auguste qui avait choisi cette symbolique pour rappeler le devoir et la nécessité du secret pour un chef d’état (selon Baudoin). Le choix du motif est possiblement une référence au commanditaire royale autant qu’une indication sur une fonction possible liée à l’exercice du pouvoir[iii].

On peut aussi songer au mythe d’ Œdipe et à l’énigme fameuse, allusion littéraire aux âges de l’homme (jeunesse, maturité, vieillesse). En 1708, Louis XIV fête ses 70 ans dans un contexte politique et militaire difficile (défaite d’Audenarde). N’y aurait-il pas un lien ?

Enfin, la somptuosité formelle reste sans équivalent alors. Cette étonnante fusion de courbes et de contre-courbes est mise en œuvre pour un meuble « modeste » à deux tiroirs seulement, je veux dire sans le caractère spectaculaire d’une armoire ou d’un cabinet: Boulle invente et dans ces œuvres là tord le cadre des contraintes et des conventions formelles habituelles de son temps.

On comprend pourquoi, par l’étrange beauté d’une paire finalement insondable, Boulle est « le plus grand ébéniste de tous les temps ».


[i]Il s’agit du dernier appartement aménagé pour le roi en 1703, dans l’aile de gauche, ancienne aile de la comédie. Vraisemblablement, la commande fut obtenue par Boulle par l’intermédiaire de JH Mansart. L’ébéniste avait peu travaillé pour le roi mais beaucoup pour son entourage dès les années 1680.

[ii] Jean Nérée Ronfort a découvert une note du Duc d’Antin qui confirme semble-t-il la livraison des deux commodes au cours du premier semestre 1708 et non une première livraison en 1708 et la seconde en 1709. Néanmoins la livraison en deux temps est assurée. Boulle touche fin 1708 début 1709, 3000 livres en paiement de son travail, selon Les comptes des bâtiments du Roy. Le paiement concerne « les bureaux pour Trianon».

[iii] Certains auteurs comme Jean Nérée Ronfort parlent de Harpies à propos de ces figures ailées. Je ne pense pas la confusion possible car les pattes de lion suggèrent un être à corps de lion, une Sphinge.

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