L’exposition incontournable du moment à Paris, triomphe public et médiatique est évidemment consacrée à Monet au Grand Palais.
C’est toujours l’occasion de redécouvrir l’importance et la qualité du plus estimé des impressionnistes. L’exposition propose un parcours plutôt thématique – mais qui reste suffisamment proche de la chronologie du peintre pour percevoir son évolution.
Débuts au plus prêt de Corot dont Monet reprend les principes picturaux et les thèmes, notamment les représentations de certains paysages en forêt de Fontainebleau – Le pavé de Chailly (1864) : ce rappel est intéressant car montre et démontre que le génie de Monet s’inscrit dans une tradition picturale déjà bien établie soucieuse de représenter les lumières et les ambiances des paysages d’Ile de France.
Néanmoins l’extraordinaire sensibilité de Monet à percevoir les jeux de couleurs et de lumières s’impose très vite. Il abandonne la palette brune et verte de son prédécesseur pour inonder de couleurs ses paysages de Normandie, le plus célèbre d’entre eux étant une vue du port du Havre, Impression, soleil levant (1874) sur lequel je reviendrai et absent de l’exposition.
La suite est trop connue pour que je m’y étende. Je retiendrai parmi les pièces présentées à l’exposition, les magnifiques vues de la gare Saint Lazare à Paris La gare Saint-Lazare (1877) et La gare Saint-Lazare, le train de Normandie (1877) témoins de l’intrusion assumée des thèmes et motifs contemporains; évidemment, la série des meules et l’extraordinaire série des vues de la cathédrale de Rouen (1892-1894) ; enfin l’évocation des grandes compositions, que Monet a qualifiées de « décoration », les Nymphéas (1916-1919 et suivantes) aux quelles je rattacherai volontiers le Déjeuner sur l’herbe (1865), dont les deux fragments du musée d’Orsay sont présentés.
Ces deux grandes compositions m’ont toujours semblé l’une des clés de la quête du peintre: inventer une peinture qui solliciterait le regard et les sentiments du spectateur, en l’immergeant dans un univers de couleurs, de lignes et de formes propices au plus profondes rêveries.
Les étapes de cette démarche passent par ce qui semble quelques révolutions ou audaces : l’exploitation délibérée et assumée du motif des séries source d’inspiration pour l’art moderne et contemporain, ce que veut rappeler la présence de pièces de Lichtenstein, librement adaptées de la série des cathédrales. Le goût pour des sujets contemporains et l’abandon de la fable, de la mythologie, bref des sujets du grand genre alors exploités par les Pompiers, mais pas seulement – notamment Gérôme dont on peut voir la première rétrospective française à Orsay ou Cabanel ; l’invention d’une œuvre immersive dont l’acmé est évidemment les nymphéas univers d’eau et de couleurs en suspension qui enveloppe le spectateur sur une échelle monumentale sans précèdent à ce niveau; et l’abandon d’une représentation objective de « quelque chose » au profit des « impressions » du regardant, bref ce qui ressemble à l’abolition du sujet.
J’ai délibérément choisi de ne pas respecter l’ordre chronologique pour finir sur l’impressionnisme puisque c’est de cela qu’il s’agit. Or, cette révolution conceptuelle – l’enjeu n’est plus dans ce que représente le tableau et ce qui compte désormais est le sentiment et les impressions du regardant, du public, sollicitées, en l’occurrence, par le paysage peint – est, selon toute apparence, un accident.
On connaît l’histoire dont on ne sait si sa première partie est légendaire ou non, mais qui, en tous les cas, a été accréditée par Monet lui même: le tableau Impression, soleil levant est une vue de l’ancien avant-port du Havre et peint comme tel. Au moment de le présenter dans le catalogue de l’exposition du boulevard des Capucines (avril 1874) Edmond Renoir, devant l’impossibilité manifeste de lier le tableau à une vue reconnaissable du port du Havre demande à Monet de proposer un titre ; le peintre aurait répondu « Mettez impression », une réponse dont on ne sait s’il était sérieuse et pensée ou désinvolte et agacée.
L’histoire se poursuit avec le fameux article sarcastique de Louis Leroy, paru dans Charivari et qui sous forme de dialogues ironise et assassine les œuvres. Pourtant, à le relire, on comprend qu’à son insu, Leroy révèle et crée la révolution supposée du tableau, la disparition du sujet représenté au profit des « impressions ».
Mais tout cela, au fond est de la même eau que les propos et légendes rapportées par Pline dans son Histoire naturelle : tout semble fortuit, accidentel, au point que l’évidence d’une non-révolution s’impose. L’impressionnisme reste in fine un formidable concept – marketing -admirablement exploité par ceux-là même qu’il était sensé desservir, en tout premier lieu, Monet lui-même.
De même, l’immersion de la modernité ne me semble pas d’avantage la révolution qu’on a parfois prétendue mais plutôt le témoignage et la révélation de la hantise d’une certaine classe sociale devant les évolutions dont elle était pourtant la principale instigatrice – hantise d’ailleurs persistante et signe fort de conservatisme – qui expliquent qu’elle aie pu voir dans la représentation des fumées des locomotives une audace révolutionnaire. Le XIXe siècle a peut être inventé l’idée de « modernité » et la foi dans le progrès mais aussi, me semble-t-il, son pendant : la peur et même la haine du contemporain, la méfiance du présent. Je ne sache pas que le XVIIIe siècle ou les siècles précédents aient eu ces craintes à ce niveau d’intensité qui multipliaient scènes de genre, grand ou petit, résolument ancrées dans leur temps, leur contemporanéité.
Quant aux « grandes décorations », on pourrait avec malveillance suggérer qu’il s’agit d’abord d’un conflit refoulé, d’une jalousie des tenants du grand genre, les grands maitres du passé – pas si lointain si l’on songe au Delacroix de la galerie d’Apollon par exemple – ou contemporain comme Puvis de Chavanne. Les grands décors, par essence, possèdent un pouvoir immersif puissant… et rien ne prouve, quoi qu’on en est, que Monet eu ne serait-ce que l’intuition des futurs all-over de Pollock ou Joan Mitchell.
Il n’y a probablement pas eu au fond de vraie volonté de révolution conceptuelle chez Monet. Il ne semble pas avoir eu la conscience immédiate, claire et formulée, active et délibérée de la façon dont certaines de ces œuvres réorienteraient le cours de l’art, et ce n’était pas son propos – à l’inverse d’un Picasso après lui, d’un Poussin sans doute avant lui, pour n’en citer que deux parmi tant d’autres. Monet, on le revoit dans cette exposition, est un formidable maitre de la lumière, capable d’en suggérer le moindre tremblement et sans doute possible un des plus grands peintres de l’histoire dans ce genre. Monet est LE peintre et c’est sa force et sa limite. Car passé quelques tableaux hors normes, l’exposition présente une litanie de paysages admirablement peints, sans doute possible, mais finalement un peu ennuyeux malgré l’émerveillement du faire même si sa touche visible et ample, opposée jadis à la manière lisse et méticuleuse des peintres officiels, a perdu depuis tout caractère subversif. Formuler autrement, Monet n’était pas un peintre savant – je pense que c’est assez peu de le dire – et ses vues de la Normandie ne me font plus rêver au delà de la sourde nostalgie proustienne d’un temps révolu et insaisissable. On est en droit d’aspirer à autre chose qu’à ce sentiment un peu trop petit bourgeois à mon goût de son temps qui passe – ce dont Monet parlera lui même beaucoup à la fin de sa vie.
Car c’est bien finalement ce qui reste au bout de l’exposition : un sentiment de joliesse satisfaisante et délectable pour l’œil mais peu nourrissante pour l’esprit. Paradoxe que cette peinture fille de la peinture de genre et des vedutte de l’âge baroque (voir l’exposition Canaletto à la National Gallery de Londres avec les peintures duquel Monet, peignant Venise, ne peut, pour moi, en aucun cas rivaliser quand bien même Seurat pensa le contraire), chargés de délasser l’esprit et de flatter le souvenir, comme d’affirmer le prestige et la puissance du commanditaire, mais considérée comme genre mineur – devenue majeur, par complaisance ?
Alors, et si Monet semblait un jour aussi ennuyeux que Jean-Léon Gérôme ? Pour l’heure, il me prend l’envie de revoir Titien et Tintoret, Picasso et Basquiat, Kandinsky, enfin, Matisse et peut être les Nymphéas, mais alors rien que les Nymphéas.