Après une exposition sur les « Rois Maudits » au Louvre et l’art en 1300 (1998), une autre, magistrale, sur l’art sous Charles VI intitulée, Paris 1400 (2004), le Grand Palais consacre une exposition à l’art en France en 1500 – France 1500, entre Moyen-Age et Renaissance.
Chacune de ces expositions est l’occasion de présenter des oeuvres exceptionnelles, rarement réunies, enluminures, sculptures, tapisseries, vitraux, orfèvreries. A chaque fois, on regrette l’absence de l’architecture et des très grands décors monumentaux alors que l’espace architecturale et les oeuvres qui l’ornent, constituent sans doute l’expression artistique majeure de ces temps en France (contrefort des chapelles du cardinal de Lagrange d’Amiens, par exemple pour l’exposition 1400, ou d’une mise au tombeau complète pour l’exposition actuelle, 1500).
Simultanément, le musée de Cluny présente D’or et de Feu, l’art en Slovaquie à la fin du Moyen-Age, une exposition plus modeste, certes, mais qui donne l’occasion, rare à Paris, d’un contact avec la grande sculpture des retables monumentaux d’Europe centrale conçue précisément autour de 1500.
La qualité extraordinaire des sculptures est bien ce qui m’a frappé d’emblée à chaque fois. A Cluny, le relief en bois polychrome de la Nativité dite de Hlohovec (1480-90) et la Vierge d’Annonciation de Bratislava (1480-90) sont admirables à la fois de virtuosité et de sensibilité dans le rendu des vêtements et la grâce des visages. Le raffinement extrême de la polychromie met en évidence le style tourmenté et monumental des œuvres. Au grand Palais la sculpture est plus sage, plus retenue. La Notre-Dame de Grace de Toulouse (1470), d’une élégance et d’un charme absolus, a aussi conservé ses couleurs si subtilement en symbiose avec la sculpture. On revoit avec émotion des pièces du Maitre de Chaource (Sainte Marthe 1510-15) dont la forme se ressent d’un subtil italianisme mais dont l’esprit reste attaché à l’humilité recueilli et intense du dernier gothique. On mesure l’ampleur des possibilités expressives que la parfaite maitrise de leur art autorise aux « imagiers » en étudiant les trois statues provenant du château de Chantelle et attribuées à Jean Guihomet : La Sainte-Anne, femme digne et âgée dont le corps délicatement courbé semble protéger et accueillir la jeune Vierge ; le Saint-Pierre emprunt d’une ferme autorité et la douce et tendre Sainte-Suzanne qui feuillette un livre et à laquelle on confierait volontiers ses peines. Les veines sur les mains, la précision du moindre détail, les visages fortement individualisés sans jamais tomber dans un naturalisme vulgaire, disent assez le niveau atteint alors.
On verra aussi quelques peintures majeures notamment du maitre de Moulins – même si le Triptyque de la Vierge en Gloire, son œuvre maitresse, n’est pas présenté. La précision de la touche, la délicatesse des visages et leur recueillement – portait de Marguerite d’Autriche 1490-91 – et le sens du décorum et du monumental –Saint soldat et donateur 1500-1505 – suffisent à évoquer ce très grand peintre. On devine chez lui à la fois des influences de Jean Fouquet – le peintre français du XVe siècle – et italiennes et flamandes, un sujet que l’on aurait aimé approfondir. Notons au passage que l’identification du peintre à Jean Hey, considérée comme établie dans l’exposition, est pourtant contestée, notamment par A. Châtelet sur des bases assez sérieuses.
L’ombre de l’Italie est évidemment bien là dans ces temps où les rois français ont porté leurs armes outre monts et possédés des territoires (Louis XII occupa le milanais de 1500 à 1513). Les liens entre les grandes familles italiennes et la cour de France étaient nombreux et depuis longtemps. La possession du milanais administré par Charles II d’Amboise de Chaumont, neveu de Georges d’Amboise, le commanditaire de Gaillon, premier chantier français où l’italianisme s’imposa largement, facilitait évidemment les échanges. Cette présence italienne est rappelée par quelques très belles œuvres – Tombeau des enfants de Charles VIII ; quelques épaves du décor de Gaillon ou des éléments du décor de la chapelle de Commynes et évidemment La belle Ferronnière de Léonard, peinte à Milan vers 1495-1497.
Enfin, on peut contempler quelques beaux livres dont les Grandes Heures d’Anne de Bretagne de Jean Bourdichon (1505-1508), malheureusement mal présentés en général et peu visibles comme toujours quand il s’agit de documents sous vitrines dans une exposition saturée.
Ainsi, l’exposition 1500 présente-t-elle nombre de très belles œuvres, hélas organisées par centres géographiques – Bourbonnais, Paris, Normandie, Champagne, etc… Je me souviens de l’exposition 1400, où la question du Gothique Internationale était posée et en filigrane, la problématique des échanges, circulation d’œuvres et d’artistes et des influences. La question se pose encore plus loin si l’on songe au rayonnement de la sculpture rémoise outre Rhin (XIIIe siècle)– Naumburg, Bamberg – voire en Italie. Car la circulation des hommes, des idées, des modèles et des oeuvres semblent avoir été très tôt un des ressorts de l’art médiéval et surtout en France au carrefour des routes d’Italie aux Flandres. En choisissant un parti « régionaliste » très conservateur et traditionnel dans l’historiographie française, les commissaires ont occulté ce qui était peut être le point clé de ces années 1500 : l’intensification des échanges et des brassages, favorisés par la situation politique et militaire très particulière du temps – les guerres d’Italie. Car ces centres régionaux sont finalement les principaux lieux de pouvoir et surtout de richesse du moment – dont Paris n’est alors plus l’épicentre en France, au contraire de ce qu’affirme contre toute évidence le catalogue, simplement parce que la cour n’y a pas son séjour favori – qu’il s’agisse du Milanais, de Slovaquie, du Bourbonnais ou de la Normandie… ce qui on l’aura noté, ne me semble pas constituer une découverte si majeure qu’elle mérite d’orienter une grande exposition. Conséquemment, l’attention se perd dans des considérations parfois contradictoires où les modestes régions françaises semblent en rivalité avec l’Italie – déjà globalisée, apparemment.
Bref, l’exposition souffre d’une vision universitaire laborieuse qui manque de souffle et d’ampleur – de jeunesse et de fraicheur ? -, alors qu’on pressent l’immense intérêt d’une approche plus transversale en allant à Cluny constater l’homogénéité des préoccupations en Europe vers 1500 par delà les diversités stylistiques. J’aurais rêvé d’une exposition conçue autour des influences et de la circulation des oeuvres, la persistance des thèmes et des moyens de les « figurer » s ‘appuyant, – pourquoi pas ? – sur le contexte politique. Cela aurait permis de mieux révéler l’incroyable richesse et la complexité des échanges, loin de l’image d’Epinal d’un art italien subjuguant sans nuance l’Europe entière, image encore enseignée dans les écoles, pourtant.
Le catalogue, hélas n’arrange rien. Les notices sont succinctes ; on cherchera en vain un texte vraiment d’importance. On trouvera, a contrario, des chapitres dont au moins le titre s’inscrit dans un déni d’histoire – Paris, capitale des arts (p 119 à 127), ce qui montre assez que la vision éclatée, dispersée de l’exposition n’a pas été consolidée ni mise en cohérence à la rédaction du livre. Enfin, comment montrer la moindre indulgence envers le chapitre consacré à l’architecture, dont les développements auraient du suppléer les manques de l’exposition, et qui expédie le sujet en quelques lignes … sans intérêt ? Pourquoi par exemple ne pas avoir proposé une étude et une restitution virtuelle du chantier capital de Gaillon, comme l’on fait les commissaires de l’exposition des sciences à Versailles pour la ménagerie ?
On ira donc voir 1500 pour les oeuvres majeures qu’elle recèle, en la prolongeant à Cluny, dont la modeste exposition est finalement plus rigoureuse et cohérente – sans parler du catalogue, très supérieur.