Le Louvre propose simultanément deux expositions importantes et à l’ambition très différente consacrées au XVIIIe siècle : L’Antiquité rêvée – Innovations et résistances au XVIIIe siècle et Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783).
La première exposition fait partie des ces projets ambitieux qui cherche à explorer une thématique par un propos transversal sur une période donnée. Il s’agit ici de la persistance dans les arts des résistances et des réminiscences de l’antiquité à l’époque des Lumières, en Europe. Vaste et complexe sujet qui tient autant de l’Histoire que de l’Histoire de l’art et qui aurait mérité deux ou trois fois plus d’espace.
La période retenue court de 1720 – La régence en France, le règne d’Auguste le Fort en Saxe, le commanditaire des splendeurs de Dresde… – à 1790 environ, pour l’essentiel. Quelques œuvres fortes illustrent le propos « classique », l’Amour taillant son arc dans la masse d’Hercule de Bouchardon (1750), le buste de Diderot par Houdon (1775), le Serment des Horaces de JL David (1784-1785) entre autres. Plusieurs personnalités historiques sont évoqués au premier rang desquels Winckelmann dont le livre sur l’art grec paru en 1755 eut un certain retentissement ou le comte de Caylus auteurs de contes érotiques dans l’air du temps, « archéologue » et curieux, et surtout membre influent de l’Académie royale de peinture et de sculpture, soutien aux peintres qui se réclament du retour à l’antique (dont Vien et Greuze).
Des évènements jalonnent l’époque qui entretiennent le goût de l’antique et alimentent le marché en œuvres romaines: les fouilles d’Herculanum qui débutent en 1738 bien sûr puis la redécouverte et l’authentification du site de Pompéi… et évidemment à la fin du siècle la Révolution qui exacerbe le gout pour le style martial et vindicatif, « à la Romaine » qui tendait alors à s’imposer dans certains milieux parisiens.
Deux artistes servent en quelques sorte de bornes: Poussin dont l’œuvre continuait alors d’être admirée en France et dont est présenté notamment le Testament d’Eudamidas (1644) et JH Füssli avec le Cauchemar (1782). Le premier est la référence finalement assez évidente de David, Greuze ou même Vien, ce qui permet de souligner la complexité des chemins suivis par l’esthétique « néoclassique » qui empruntent bien des formes au grand goût du XVIIe et doit son succès certes aux découvertes archéologiques mais aussi formellement à la nostalgie du « Grand siècle ». Le second n’appartient déjà plus à cet âge de la raison qu’il s’exprime dans les délicatesses rocailles ou dans la mâle force romaine du retour à l’antique : Füssli déjà s’intéresse plus à l’âme qu’au « beau » et annonce évidemment d’autres courants. Le goût du « sublime » est né.
Entre ces pivots la résistance à l’antique est évoquée, même si ce terme convient mal – persistance du baroque serait plus approprié. David lui-même semble ne pas ignorer la grande manière de Jules Romain dans les Funérailles de Patrocle (1779) et les grands décors illustrent une certaine indifférence au goût antique (Boucher, Durameau, … et surtout Tiepolo).
Tout cela est parfaitement connu, trop sans doute et c’est bien l’impression qui ressort au final du propos : un certain académisme au point que l’on pourrait presque penser que l’exposition a été conçu pour illustrer avant tout une vision convenable sinon convenue de l’Histoire de l’Art.
Car enfin, l’importance du texte de Winckelmann par exemple mériterait d’être entièrement réexaminée pour la période considérée sans préjugée de son succès futur : en 1755 son travail qui concerne l’art grec, intéresse avant tout un milieu de curieux et d’amateurs sensibilisés. Les cours d’Europe s’y intéressent assez peu au fond et la plupart des artistes alors vivants, pour ne pas dire tous, n’en tirent aucune conséquence raisonnablement décelable dans leur pratique et à supposer qu’ils en ait eu connaissance. Ce texte alibis et récupéré en Allemagne par la suite, a, selon moi, été d’abord accueilli pour ce qu’il est en effet : un texte d’érudition. Les fouilles d’Herculanum de même ont d’abord excité la curiosité des collectionneurs : comment ne pas résister à tant de découvertes offertes simplement en creusant le sol. L’influence des œuvres s’est faite par contagion, parfois en suivant un fort effet de mode, sans vraies conséquences profondes immédiates. En France enfin, les traces de la nostalgie du grand règne sont politiques et Voltaire s’en est mêlé : son Siècle de Louis XIV de 1751 est une amère critique politique du règne suivant et il transcrit un sentiment partagé par une certaine frange de l’aristocratie et des milieux intellectuels, milieux entourés d’œuvre d’arts et qui cherchent aussi par ce biais à retrouver les grandeurs passées – un despote éclairé. L’influence de Poussin, le goût pour les meubles Boulle, le retour d’une iconographie assez martiale que Louis XIV, roi de guerre, n’aurait pas reniée sont autant de manifestations de cette « nostalgie ».
Le goût qui s’impose vers 1760 est moins uniforme que ne le voudrait l’exposition et l’histoire de l’art dans sa version « traditionnelle simplifiée » car les courants sont nombreux et complexes. L’antiquité est alors d’abord romaine, c’est à dire militaire et grandiose voire démesurée comme le souligne les projets irréalisables de Boullée, aux antipodes de l’esprit voulu par Winckelmann. Et en même temps, la propagande Royale s’appuie aussi sur des portraits (Vigée-Lebrun) où l’émotion et le sentiment l’emportent sur le grandiose et JH Fragonard peint le Verrou (1778) dans un esprit qui reste celui libertin du début du siècle. Les jardins si chers aux aristocrates comme leur représentation (Hubert-Robert) doivent peu à la Grèce ou à Rome et le sentiment de la nature qui s’y manifeste – surtout en Angleterre – souligne la complexité et la richesse des idées et des préoccupations du moment (Désert de Retz par exemple). Enfin, en musique comme au théâtre les grandeurs antiques sont en partie passées de mode et en tout cas partagent leurs succès avec la peinture caustique du temps: Beaumarchais triomphe officiellement en 1784 avec sa Folle journée (1778) et Gluck en 1778 avec Iphigénie en Tauride.
Si au fond une oeuvre présentée devait résumer la complexité des enjeux et des goûts de la période ce serait sans doute l’Amour de Bouchardon déjà évoqué (1750). La sculpture est fameuse. Bouchardon y apporta un soin extrême allant jusqu’à polir lui même le marbre, tâche habituellement dévolue à des aides. L’adolescent ailé a été sculpté en s’inspirant au plus près de modèles réels et le corps a ces formes inachevées et troubles de l’adolescence. La composition est toute en courbes (l’arc, le corps, le socle) qui poussent à en faire le tour, souvenir de son lieu originel de destination, au centre du salon d’Hercule à Versailles. Formellement, l’oeuvre fut saluée et très chèrement payée. Mais son sujet déplut, jugé trop trivial. Le roi ne l’apprécia pas – mais Mme de Pompadour au contraire l’a admirée semble-t-il peut-être parce que d’une certaine façon, elle y a reconnu son histoire, l’amour triomphant du héros, la femme, du roi – et elle quitta vite Versailles pour l’orangerie de Choisy avant d’être placée au Louvre, copiée et de revenir en fac-simile, si l’on ose dire, dans le Temple de l’Amour du Trianon – où la copie due à Mouchy se trouve toujours. Bouchardon semble avoir délibérément cherché à brouiller l’image de l’antique : l’Amour a le fini d’un biscuit et une sensualité trouble en opposition avec le mufle du lion de Némée et la puissance de la massue, allusion traditionnel au pouvoir, à la guerre, à Rome. En quelque sorte, n’est-ce pas l’allégorie voilée du triomphe de la grâce, de la jeunesse et de la beauté sur la force, la puissance et même l’antiquité « à la romaine » ? L’Amour transformant le symbole de la force et de la puissance en arme de séduction… qu’on est loin de David !
J’aurais donc apprécié que tout cela fût davantage évoqué et que plus de places fussent consacrées au contexte politique social et philosophique très dense de la période. Que d’autres arts fussent convoqués – musique et théâtre … qui auraient montré à quel point le retour à l’antique n’avait aucune vocation décelable, alors, de devenir en France le manifeste artistique d’un régime militaire, et pouvait poursuivre sur la voie d’une esthétique raffinée incarnée par Canova et les décors conçus pour Marie-Antoinette.

Edme BOUCHARDON - L'Amour se faisant un arc de la massue d'Hercule 1750 © Musée du Louvre/P. Philibert
C’est donc un peu frustré que je suis allé voir Messerschmidt.
L’exposition est d’une toute autre nature puisque monographique, la première pour cet artiste en France. Et le choc est bien réel même si son œuvre est connue pour les amateurs français au pire depuis que le Louvre se porta acquéreur d’une des têtes de caractères il y a quelques années.
Ce sculpteur qui a beaucoup travaillé à Vienne et fini sa vie à Presbourg (1736-1783) appartient à la période couverte par l’exposition précédente. Il est surtout connu – mais pas seulement – pour avoir produits de singulières tête d’hommes grimaçants, souriants riants, toutes très proches appelées « têtes de caractères » – plus d’une cinquantaine en tout – et dont une partie sont présentées suivant un ordre typologique.
Ces œuvres furent montrées ensembles la première fois en 1793 à Vienne. L’effet de série – peut être conçue comme tel – devait être impressionnant puisque toutes les têtes partagent des proportions et un cadrage semblable et la plupart sont un étain ou en alliage plomb-étain, quelques unes en albâtre.
Ce qui frappe d’emblée et qui permet l’effet souhaité est l’extraordinaire virtuosité du sculpteur. Qu’il s’agisse de l’albâtre ou de métal, le ciseau est d’une précision diabolique – au sens de la musique de Paganini. Cette virtuosité est mise au service d’un cadrage strict, frontal et symétrique et très serré – les bustes s’arrêtent au bas du cou. Les moindres muscles, rides, ridules sont représentés et à la fois le cadrage strict et quasi géométrique contredit le naturalisme supposé de la représentation. Et de fait Messerschmidt schématise et même géométrise son travail au point que l’autoportrait L’artiste tel qu’il s’est imaginé en train de rire 1777-1781, est à la fois d’un réalisme saisissant et presque abstrait par sa symétrie, en tous les cas d’une impressionnante modernité. Le caractère parfois grotesque, parfois inquiétant de certains de ces bustes est d’autant plus fort que chacun fait échos à son voisin à la fois semblable et différent. Un tel travail est d’une singularité particulière et sans équivalent, même s’il peut être rattaché aux études de physiognomonie dont Le Brun avait donné des images fameuses un siècle plus tôt diffusées par la gravure dans son traité des passions.
Quoi qu’il en soit, la comparaison avec le buste de Diderot de Houdon (1775) qui inaugure le « buste portrait » à l’antique, est très intéressante. Le cadrage est finalement assez proche – le buste s’arête au bas du cou avant les épaules, à peine esquissées. Mais Houdon imprime du mouvement à la tête du philosophe qui se tourne vers la droite. Les yeux et les lèvres légèrement entrouvertes donnent un semblant de vie. Le visage est lisse, le front dégagé, la coiffure courte, à la fois à la romaine, idéalisée et réaliste, et l’ensemble exprime un sentiment de noblesse et de grandeur presqu’à l’antique effectivement, en tout cas harmonieux, effet certainement recherché. Le buste de Martin Georg Kovachich (1782) montre le même cadrage. Mais le visage est frontal ; aucun mouvement ne vient distraire ou assouplir les lignes. Sa symétrie parfaite et sa géométrisation sont irréalistes et pourtant, le perruque, le col de fourrure, les rides, la mou de la bouche tout est montré et ciselé admirablement. Le mélange de raffinement dans le détail et de sévérité voire d’austérité et d’abstraction dans la composition créé une tension particulière, un mélange étrange de vie, de force et de puissance irréelles. Si le buste de Diderot venait à s’éveiller, nous aurions un interlocuteur avenant, aimable et raffiné. Kovachich, historien et intellectuel hongrois – très proche donc du milieu intellectuel de Diderot – nous glacerait car aucun sentiment intelligible et détectable n’émane de sa figure austère et pourtant vive. L’oeuvre de Messerschmidt semble sonder des profondeurs obscures très éloignées des préoccupations de Houdon, des profondeurs qui sont au centre de la série des têtes de caractère.
Ainsi, par une étrange alchimie, Messerschmidt me semble retrouver ce qui fait la force des grands bronzes grecs : un mélange de représentation animale et de puissances obscures… le calme masquant l’ouragan. Formellement, son travail n’a rien de néo classique – comme on pourrait l’entendre en 1789 – parce qu’il n’a rien de romain. Et il apporte un éclairage différent sur cette période incroyable où Mozart composait.


