Le 10 juin 2011, dans l’espace d’exposition Rosascape, Vittorio Santoro a présenté une version publique dérivée de la pièce vidéo Visionaries & Voyeurs II, dont le titre, pour l’occasion, a été complété ( “Visionaries & Voyeurs II » : un acte pour une voix et un projecteur, deux fois). La performance reprend le dispositif scénographique de la vidéo: une salle vide ; une actrice qui vient et va dans l’espace, habillée avec soin quoique silhouette et vêtures soient empruntées à l’élégance discrète, mais formatée des hôtesses des compagnies aériennes ou des très grandes entreprises internationales, anonymes et accessoires ; un projecteur, qui remplace ici la caméra, oscillant régulièrement d’un point à l’autre du lieu. Elle en reprend également le texte (dans sa version anglaise) complété d’une seconde version, en français – d’où un acte pour une voix et un projecteur, deux fois du titre amendé. Mais elle en est néanmoins une variation réinventée aux enjeux différents.
En réalité, la performance – a contrario de la vidéo – commence par un prologue dont la nature n’est perceptible qu’a posteriori ; dans les premières secondes, l’actrice se tient devant le public et semble hésiter, perdue, en attente ; l’artiste s’approche et lui murmure des instructions accompagnées de gestes qui suggèrent qu’il s’agit de fixer le déplacement dans le lieu – à moins qu’il ne cherche une information que le spectateur ne peut saisir. L’artiste tient un document – note, plan, on ne sait – qu’il ne regarde pas vraiment. Alors, et seulement alors, l’actrice amorce son déplacement et commence son monologue – soliloque. La seconde actrice intervient plus tard pour poser un verre d’eau sur une table basse au son d’un enregistrement d’une « famille » – homme, femme et un enfant – répétant en chorus la même phrase (She serves ice cubes „each of which imprisons a bundle of silver needles in its heart“ ou elle sert des glaçons « qui· emprisonnent en leur coeur un faisceau d’aiguilles argentées. », extraite de la Jalousie de Robbe-Grillet et donc originellement en français), sans interférer avec la narratrice. Le dispositif se répète à l’identique dans l’acte deux, chacune, jouant la partie de l’autre, mais sans l’introduction par l’artiste.
Cette « mise en scène » est conçue de façon à créer un décalage entre chaque grande partie (l’une « introduite », l’autre pas, langues différentes, actrices différentes) tout en marquant les similitudes (mêmes déplacements des actrices et du spot, même démarche, vêtements similaires, texte apparemment semblable, traduits l’un de l’autre…) et entre les éléments du jeu. La bande-son, l’éclairage, l’actrice en mouvement, chacun semble conserver une autonomie par rapport à l’autre, comme s’il s’agissait d’un collage. Le procédé pourrait se tracer dans la longue tradition théâtrale depuis Brecht à Beckett ou cinématographique (La Nouvelle Vague) ou artistique: l’image, le mouvement ou l’immobilité, les dialogues ou le silence, la musique ou son absence, renforcent, par contraste, juxtaposition et indépendance la force émotive et suggestive du moment. Précisément ici, le dispositif joue sur la nature de ce que l’on voit et entend : s’agit-il d’une sorte d’improvisation – version introduite par l’artiste – ou un texte construit et interprété – version non introduite ? S’agit-il d’un monologue pensif où le spectateur néanmoins serait parfois pris à partie par une prêtresse en transe pythique– visionaries ? S’agit-il d’un soliloque où l’assistance n’aurait d’autre choix que de regarder – voyeurs ? Le spot ne se focalise jamais sur l’actrice distrayant le regard sur les moulures néo-rocaille du salon et les jeux d’ombre des silhouettes (décor dont l’exubérance ici attire l’œil et renforce l’effet). Déjà renvoyées à l’anonymat de leur look international d’hôtesse, les actrices n’ont pas même l’honneur des feux de la rampe et n’existent pas en tant qu’individu exprimant de quelques manières la conscience de leur singularité. Elles sont corps. Elles ne jouent pas. Elles disent, différemment.
Ainsi le texte dit, se déploie-t-il dans un cadre abstrait, imaginé et artificiel : imaginaire. Il est construit d’une suite de morceaux, phrases, butinées au grès du temps partout et à tout moment qui ont su fixer l’attention de l’artiste ; un collage, encore. Mais un collage savamment élaboré, alternant entre généralités (pas de pronom personnel, formulation impérative ou interrogative) et réflexions personnelles (je, tu, vous) : une introduction évocatrice de la « théâtralité » du moment (dimension d’un lieu, mention de la mémoire nécessaire au jeu, des chaises de la salle, du public) ; une suite centrée sur l’évocation d’une temporalité (par où commencer, tuer le temps, les choses changent, perdre son temps) qui introduit ce qui semble une introspection (questionnements). Le texte bascule ensuite par des phrases répétées où les mots se dérangent et s’arrangent (est-ce un isolement irrationnel ? – Cet isolement est-il irrationnel ? – L’isolement est-il irrationnel ? ou, plus loin, est-ce que les téléphones ont des conversations? – Les téléphones ont-ils des conversations ? – Les téléphones conversent-ils ? ) donnant le sentiment que le dire se perd lui même dans ses potentialités multiples (le public francophile songe possiblement au Bourgeois « belle marquise … »), partie enrichie de la phrase enregistrée de Robbe-Grillet. Dans sa construction, le texte passe en quelque sorte de l’incantation à la rêverie, visionaries/voyeurs.
Le dispositif scénique, les différences de prosodie des actrices, les différences de langues, annihilent néanmoins la valeur textuelle en tant qu’entité dotée d’un sens, ou pour mieux dire ils la renvoient à son statut premier de matériau : la performance n’est pas une narration. Chaque élément du dispositif, y compris le texte, se met en place pour construire un glissement qui devient le sujet de l’œuvre : le sens univoque n’a pas de sens ou le sens n’a pas de sens univoque et n’est pas l’objet de la performance.
Le dire d’abord : Linda (l’actrice qui dit le texte anglais), lie rarement les propositions entre elles ; chaque phrase conserve une autonomie. Stéphanie (qui dit le texte français) enchaine et lie d’avantage. Le sens se tord de l’implicite induit, ou de son absence.
Le langage ensuite, qui flotte, alors qu’on voudrait se raccrocher à une explication causale : ces écarts, ce sens dilué, nécessairement, tiennent des nécessités de la traduction. Mais de quelle traduction ? De quels textes ? La phrase de Robbe-Grillet en français, visionaries en anglais, voyeurs, dans les deux langues… et Santoro en maitrise encore d’autres… Il n’y a pas de langue originelle, mais des langues, des sens… et les mots conservent les couleurs de l’histoire : pulpit en pays anglicans ou protestants n’a pas les mêmes tons que la chaire des nations catholiques. Les tu et vous français opposés au you anglais, monolithique, créent ici une distance ou une proximité qui n’existe pas là au même plan…
Au milieu du texte Santoro écrit : Why we think we know what we ostensibly know and how we come to that … misunderstanding ? C’est effectivement bien un des enjeux que je vois dans cette pièce : éclairer que nous croyons savoir ou comprendre, et ce que l’autre sait et comprend, et ce que nous croyons qu’il sait et comprend, et qu’il croit que nous savons et comprenons, dans un cercle sans fin où nous nous attribuons à nous-mêmes et à l’autre des certitudes sans vrai fondement, évanescentes et vaines; montrer ainsi l’ambiguïté du sens implicite ; la manipulation qui peut en résulter (explicitement suggérée dans le passage suivant : „Self-proclaimed resistance to values“…: it sounds like a demagogical tool), mais aussi le rêve et la poésie qui en naissent ; l’importance du contexte, du moment, du temps suspendu qui forge le sens avec le signe, oriente les mots.
Oui, le langage, des mots et des signes, parce qu’il est équivoque et ambivalent, est à la fois source de danger et d’émerveillement. Il ouvre des portes au-delà de ce qu’il semble apparemment (comme le fait, visuellement dans la même exposition la pièce Defamiliarizing Tactics, Twice). Il oblige celui qui d’habitude regarde de l’art et agit en voyeur, à participer, pour révéler à lui même ses propres visions de « visionary », ce qui implique d’abandonner la passivité habituelle. En ce sens, Santoro met en mouvement les âmes prêtes, comme Socrate les accouchait, laissant les paresseux à leur insignifiance, mais portant les autres bien proches d’une forme d’extase : sentir l’informulable souffle de l’esprit et en être … heureux.